Gabon: la révolution silencieuse

Le 16 février 2011

Des médias du monde entier ont largement couvert les révolutions d'Egypte et de Tunisie. Nettement moins les révoltes au Gabon, au Yémen ou à Madagascar.

Cet article a été publié sur le blog Ethan Zuckerman le 9 février, avant la chute du régime d’Hosni Moubarak.

2011 a été une année remarquable faite de changements politiques rapides. Déclenchées par l’acte désespéré d’immolation de Mohamed Bouazizi, les manifestations de Sidi Bouzid, au centre du pays, se sont répandues dans tout le pays pour aboutir à l’impensable : mettre fin à vingt-trois ans de dictature.

Inspirés par les actions du peuple tunisien, les manifestants sont descendus dans les rues en Jordanie, au Yémen, en Algérie et même en Égypte où les manifestants occupent actuellement la place Tahrir au centre du Caire. Ils font pression sur Hosni Moubarak et demandent sa démission. Moubarak a déjà fait plusieurs concessions, et il semble clair que la politique égyptienne changera radicalement dans les prochains mois.

Cherchant à répondre préoccupations des manifestants, le roi de Jordanie Abdullah II a limogé son cabinet et ordonné la formation d’un nouveau gouvernement, pendant que Saleh, le président du Yémen, acceptait de donner sa démission pour 2013. Les médias de langue anglaise, pour la plupart, ont été lents à couvrir les manifestations tunisiennes. (Voir mon précédent post, “Et si la Tunisie faisait sa révolution, alors que personne ne regarde ?”).

Alors qu’il devenait évident que les manifestants poussaient Ben Ali à quitter le pouvoir, les réseaux ont rapidement rattrapé leur retard et mis en ligne des vidéos permettant de suivre en direct les évènements majeurs qui prenaient place à Tunis, au moment où l’armée est intervenue pour protéger les manifestants des forces de sécurité, exhortant Ben Ali vers la sortie.

Les révolutions sont médiagéniques

Les manifestations en Egypte se sont développées beaucoup plus rapidement que celles de Tunisie, avec des manifestations massives qui explosaient dans tout le pays le 25 janvier. Les médias du monde entier couvraient l’histoire de manière intensive dès le 28 janvier lorsqu’il est devenu évident que les manifestants ne respecteraient pas le couvre-feu imposé par le  gouvernement et continueraient à occuper le centre du Caire.

Al Jazeera, interdite de reportage en Tunisie, a été en mesure d’offrir une couverture 24h/24 et 7j/7 à partir de différents lieux dans toute l’Egypte, et de nombreux téléspectateurs américains se sont retrouvés absorbés par les reportages des évènements de la place Tahrir sur Al Jazeera en anglais, diffusés en streaming sur Internet avec des audiences record.

Egypte, Nasr City, le 29 janvier

Les autres chaînes d’infos se sont davantage tournées vers des perspectives historiques, se concentrant moins sur les événements du terrain que sur les questions de stabilité régionale et les conséquences sur la relations entre les États-Unis et Israël. Au total, la couverture dans les médias américains a été énorme pour une information de politique internationale. Le projet d’indice d’excellence en couverture journalistique (Excellence in Journalism’s News Coverage Index) a noté que cette histoire avait atteint 76% de parts sur la télévision par câble la première semaine de février. C’est l’information internationale la plus importante qu’ils aient repérée sur les quatre années de leur projet, et la quatrième plus grosse toutes catégories confondues sur cette période.

Il est facile de comprendre pourquoi les révolutions font de “la bonne télévision”. Elles sont la forme la plus visible de changements politiques à l’œuvre, et quand elles parviennent à remodeler des gouvernements auparavant jugés inattaquables, elles se transforment en un récit profondément captivant et plein d’espoir. Qu’une révolution ait lieu en Egypte, nation la plus peuplée du monde arabe et cœur culturel de la région, est particulièrement intéressant.

Mais toutes les révolutions ne bénéficient pas de ce niveau d’attention. Le Gabon, nation d’Afrique de l’ouest connaît une révolte populaire contre la domination d’Ali Bongo Ondimba, fils de l’inamovible homme fort Omar Bongo, et président depuis octobre 2009. Des milliers de partisans de l’opposition sont descendus dans les rues de capitale Libreville, ce 29 janvier et ont été confrontés à une répression violente des troupes d’Ali Bongo.

Les manifestations se sont étendues à d’autres villes, et la répression à leur encontre est devenue particulièrement féroce. Les manifestations qui étaient prévues les 5 et 8 février ont été réprimées aux gaz lacrymogènes. À ce stade, nous ignorons si les manifestants seront en mesure de continuer à faire pression sur le gouvernement, ou si la répression va conduire la révolte à devenir clandestine.

Dynastie Bongo

Les révoltes en Egypte et en Tunisie ont mis un coup de projecteur sur les régimes autocratiques historiquement corrompus. La possibilité de voir s’établir une dynastie Moubarak d’Hosni à Gamal n’a fait qu’entretenir le feu de la contestation en Egypte. Les Gabonais connaissent bien ce type de problèmes.

Omar Bongo est largement suspecté d’avoir systématiquement pillé les caisses de l’Etat à son profit personnel. Une plainte a été déposée par Transparency International en France contre les gouvernements du Gabon, du Congo et de Guinée équatoriale concernant les biens mal acquis alors que le sénat américain, dans un rapport de 1999, avait déjà établit le fait que Bongo avait déposé 8,5% du budget de l’Etat gabonais sur un compte personnel à la Citybank, soit un siphonnage des caisses de l’Etat de 100 millions de dollars entre 1985 et 1997. Après la mort de Bongo en 2009 dans un hôpital barcelonais, une élection contestée a fini par établir le fils Bongo comme nouveau leader du pays malgré des accusations de fraudes massives.

Il n’est donc pas surprenant que les supporters de l’opposition gabonaise aient regardé les évènements de Tunisie avec espoir et comme une éventuelle perspective d’avenir. On peut comprendre aussi que les manifestations au Gabon n’aient pas attiré l’attention de la communauté internationale. Le Gabon est une petite nation, avec une population de 1,5 millions d’habitants, et la plupart des lecteurs occasionnels de journaux auraient été incapables de le placer avec précision sur une carte.

Voitures brûlées à Atong Abè, Libreville, le 2 février

Cependant, ce manque d’attention a des conséquences. Alors que les manifestations prenaient place à Libreville, le leader de l’opposition André M’ba Obame – qui avait probablement gagné l’élection de 2009 – et ses conseillers se sont réfugiés dans l’enceinte du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), par peur de se faire arrêter par les forces d’Ali Bongo. Selon de récents posts sur Facebook, M’ba Obame et ses conseillers sont confrontés à la pression du PNUD pour évacuer les lieux, et ils ont déjà été obligés de céder leurs téléphones mobiles. Il parait peu probable que le PNUD prenne le risque d’expulser les leaders de l’opposition, qui seraient vraisemblablement immédiatement arrêtés, sachant que le monde les regarde. Or, il ne fait aucun doute que le monde ne regarde pas dans cette direction.

Recherchez “Gabon” dans Google News et vous trouverez que le seul reportage récent sur les manifestations est celui de Global Voices, où Julie Owono, une auteure camerounaise, suit les évènements de près. La version française de Google Actualités est à peine mieux, même si la couverture des évènements est dominée par des journaux locaux comme InfosGabon, et non par les principaux journaux et chaînes françaises.

Bien que nous soyons toujours heureux d’être en tête de la meute avec une histoire comme celle-ci, je vois un schéma embarrassant se dessiner dans la couverture des manifestations populaires autour du monde. Quelques révolutions sont facilement abordables et traitées dans la presse ; il était facile de prédire que les actions de la Révolution verte contre le gouvernement Ahmadinejad seraient reçues avec enthousiasme par les publics américain et européen. Un combat comme celui des chemises jaunes et rouges en Thailande est plus difficile à comprendre par les audiences, et il est moins évident de savoir quel camp bénéficiera de la solidarité des audiences intéressées aux Etats-Unis et en Europe. Enfin, des révolutions des pays lointains et peu connus comme Madagascar sont souvent totalement oubliées, même quand de profonds changements politiques sont à l’oeuvre.

Quand Rebecca MacKinnon et moi-même avons lancé Global Voices en 2004, nous cherchions explicitement à élargir notre couverture d’évènements comme les manifestations au Gabon. Nous pensions que la montée des médias citoyens signifierait que beaucoup plus de voix pourraient faire partie du dialogue des médias, et que les sièges de médias internationaux s’intéresseraient aux gens concernés directement par les évènements, à leurs témoignages et leurs points de vue.
Cela s’est avéré vrai : le mois dernier, notre rédaction a été inondée de demandes d’analyses et de commentaires sur les évènements de Tunisie et surtout ceux d’Egypte, par des médias du monde entier.

Global Voices a connu moins de réussite dans l’accomplissement d’un autre de nos objectifs : changer l’ordre du jour international des médias pour élargir notre couverture. En d’autres termes, nous sommes très bons pour attirer l’attention des différents commentateurs et observateurs sur des évènements que les principaux médias ont décidé de traiter. Mais nous avons eu peu d’opportunités de déplacer l’attention vers des sujets qui sont laissés de côté par le radar des médias, même quand nous avons pu fournir des témoignages et commentaires de terrain.

Notre responsabilité de témoigner

Place Tahrir le 29 janvier

Les technologies des nouveaux médias – pas seulement des médias en ligne, mais aussi la télévision par satellite, qui ont eu une importance cruciale dans la couverture des manifestations en Egypte et en Tunisie – promettent une couverture bien plus approfondie des évènements majeurs qu’avec les médias traditionnels. Je suis reconnaissant à Al Jazeera (en anglais) pour sa couverture exhaustive et continue des évènements égyptiens, et à mon ami Andy Carvin pour sa curation ininterrompue sur Twitter (1) des manifestations tunisiennes et égyptiennes.

Mais j’ai bien peur que ces technologies élargissent le spectre de sujets couverts à l’international, et il me semble que dans beaucoup de cas, nous n’en traitons qu’une portion très étroite, mais avec plus de profondeur. Le danger qui réside à ignorer cette révolution gabonaise ne tient pas simplement au fait que les forces de l’opposition seront arrêtées ou pire. Il tient au fait que nous échouons à comprendre que de profonds changements sont à l’oeuvre à travers le monde et qu’ils changent la nature même des révolutions populaires.

La vague de révoltes qui a enflé en Tunisie ne se cassera pas seulement sur le monde arabe mais sur un espace plus grand de notre planète.

Les actions courageuses de tunisiens lambda n’ont pas seulement captivé l’imagination de peuples subjugués dans le monde arabe, ils ont été partout, une inspiration pour des citoyens désinvestis de leur pouvoir.
Les medias sociaux donnent une voix aux révoltés de Sidi Bouzid et d’Alexandrie, mais pas à ceux de Libreville et de Port Gentil. Alors que les audiences du monde entier regardent avec étonnement les manifestants chrétiens et musulmans prier ensemble sur la place Tahrir, ils se demandent pourquoi les luttes au Gabon ne peuvent recevoir ne serait-ce qu’une fraction de cette attention.
Si l’inspiration qui mène à des révoltes populaires peut venir de n’importe où dans le monde, et que les outils pour couvrir ces luttes sont distribués à chaque personne munie d’un téléphone portable, ceux d’entre nous qui se tiennent loin de ces soulèvements doivent faire face à leur responsabilités.

Nous sommes mis à l’épreuve en étant témoins des luttes de ces peuples, qu’elles aient lieu ou pas dans des pays que nous connaissons déjà et dont nous avons peur. Nous sommes mis au défi de nous assurer que les régimes autoritaires n’écrasent pas les dissidences parce qu’ils savent que personne ne les regarde. De plus en plus, nous possédons les outils qui nous permettent de déplacer notre attention sur les changements révolutionnaires qui prennent place n’importe où dans le monde.
Reste à être à la hauteur de nos responsabilités.

(1) Andy Carvin est un pionnier dans l’organisation en ligne, le data journalisme et les médias sociaux. Il est actuellement senior strategist à la National Public Radio, où il aide la radio à développer ses stratégies numériques. Depuis le mois dernier, il est l’une des personnes les plus intéressantes à suivre sur Twitter. Il a en effet agrégé et édité de nombreux flux d’informations sur les manifestations en Tunisie et en Egypte

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Publié initialement sur le blog d’Ethan Zuckerman sous le titre Tunisia, Egypt, Gabon, our responsability to witness
Traduction : Ophelia Noor
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crédits photos via Flickr : Image de Une Huyguens [cc-by-nc-sa] Omar Bongo ; 3arabawy [cc-by-nc-] Tahrir sq le 29 janvier et Nasr City ; Via Global Voices Julie Owono [cc-by]

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