OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Sarkozy détourné de son image http://owni.fr/2012/02/19/sarkozy-detourne-de-son-image/ http://owni.fr/2012/02/19/sarkozy-detourne-de-son-image/#comments Sat, 18 Feb 2012 23:25:34 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=99004

Selon la formule célèbre du livre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, de Karl Marx, les grands événements historiques se répètent, “la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.” Cette fois, c’est sûr, on est dans la farce.

Telle était du moins l’impression que produisait l’accueil de l’annonce de la candidature de Nicolas Sarkozy aux prochaines présidentielles sur les réseaux sociaux. Pendant qu’une grande partie de la presse s’efforçait de nous convaincre que les choses sérieuses allaient enfin commencer, les outils de l’appropriation s’emparaient du slogan et de l’affiche de campagne pour une série de détournements dévastateurs.

Un slogan giscardien, une affiche mitterrandienne: les communicants sarkozystes ne brillent pas par leur imagination. La seule tentative qui sortait de la routine était celle de décliner la métaphore du capitaine courage, utilisée par le candidat lors de son allocution télévisée. Mais l’option du fond marin pour habiller l’image était un choix risqué, véritable appel du pied aux blagues et au second degré après l’échouage du Costa Concordia ou la proximité de la sortie du film La mer à boire.

Ça n’a pas raté. Avec une réactivité significative, les premiers détournements mettaient en scène Sarkozy en capitaine naufrageur (voir ci-dessus), suivis de près par le baigneur naturiste du catalogue La Redoute.

A l’époque mitterrandienne, la présence d’un fond uni ou d’un emplacement vide était un choix visuel sans risque particulier. A l’ère du mème et de la retouche, c’est une provocation à la satire. La simplicité graphique de l’affiche La France forte, composée de 3 éléments nettement distincts – le personnage, le slogan et le fond – se prête admirablement à l’appropriation. Constatant le succès du mème, le mouvement des Jeunes socialistes proposait dès le milieu de la matinée un générateur automatique permettant de modifier le slogan ou d’appliquer diverses variations à l’image.

Outre “la France morte”, on a pu noter le succès récurrent de l’adaptation culinaire du slogan, remixé en “Francfort”, allusion à l’empreinte du modèle germanique qui hante la candidature Sarkozy (voir ci-dessus).

Que le net s’empare d’un contenu politique et le détourne, quoi de plus normal ? Mais on n’a pas constaté pareille explosion satirique à l’endroit de François Hollande, dont la campagne, si elle peine à soulever l’enthousiasme, ne provoque pas non plus d’opposition massive. La rage mordante de la caricature s’adresse bien au président sortant, dont le moindre discours paraît définitivement inaudible, menacé par l’inversion et la raillerie. Révélateur de l’exaspération qu’il suscite, le sarcasme le plus cruel a consisté à mimer l’effacement du candidat sur sa propre affiche, jusqu’à la disparition (voir plus haut).

L’écart est frappant entre cet accueil et le sérieux avec lequel la plupart des grands médias continuent de considérer une campagne menacée par le naufrage avant même d’avoir commencé. Qui, à part Alain Duhamel, croit encore que Sarkozy est capable de rééditer Marengo et de l’emporter in extremis par un retournement inouï ? Mais le storytelling d’un combat gagné d’avance ne fait pas les affaires de la presse, qui attend depuis des mois le pain béni de la présidentielle, et qui fera tout pour donner à des chamailleries de cour de récréation les couleurs d’affrontements homériques.

Pendant ce temps, la France ricane, et s’amuse plus sur Facebook que dans les mornes sujets du JT. Une divergence de perception qui rappelle le traitement de l’affaire DSK – et n’annonce rien de bon pour la suite…


Cet article, que nous rééditons ici, a été initialement publié sur Culture Visuelle

Crédits Photos CC FlickR André Gunthert

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Internet ravit la culture http://owni.fr/2011/11/19/internet-ravit-la-culture-meme-justin-bieber/ http://owni.fr/2011/11/19/internet-ravit-la-culture-meme-justin-bieber/#comments Sat, 19 Nov 2011 10:18:54 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=86935 Dans son célèbre article “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, publié en 1939, Walter Benjamin dessine l’opposition paradigmatique de deux cultures. Face à l’ancienne culture bourgeoise, appuyée sur le modèle de l’unicité de l’œuvre d’art, les nouveaux médias que sont la photographie et le cinéma imposent par la “reproductibilité” le règne des industries culturelles.

Un demi-siècle plus tard, la révolution des outils numériques nous confronte à une nouvelle mutation radicale. La dématérialisation des contenus apportée par l’informatique et leur diffusion universelle par internet confère aux œuvres de l’esprit une fluidité qui déborde tous les canaux existants. Alors que la circulation réglée des productions culturelles permettait d’en préserver le contrôle, cette faculté nouvelle favorise l’appropriation et la remixabilité des contenus en dehors de tout cadre juridique ou commercial. Dans le contexte globalisé de l’économie de l’attention, l’appropriabilité n’apparaît pas seulement comme la caractéristique fondamentale des contenus numériques : elle s’impose également comme le nouveau paradigme de la culture post-industrielle.

Mythologie des amateurs

Cette évolution a d’abord été perçue de façon confuse. Au milieu des années 2000, la diffusion de logiciels d’assistance aux loisirs créatifs, le développement de plates-formes de partage de contenus, ainsi qu’une promotion du web interactif aux accents volontiers messianiques alimentent l’idée d’un “sacre des amateurs”. Appuyée sur la baisse statistique de la consommation des médias traditionnels et la croissance corollaire de la consultation des supports en ligne, cette vision d’un nouveau partage de l’attention prédit que la production désintéressée des amateurs ne tardera pas à concurrencer celle des industries culturelles.

Dans cette mythologie optimiste, l’amateur est avant tout conçu comme producteur de contenus vidéos, selon des modalités qui ont des relents de nouveau primitivisme. Dans le film Soyez sympas, rembobinez ! (Be Kind Rewind, 2008) de Michel Gondry, qui fait figure d’allégorie de la révolution des amateurs, les vidéos bricolées par les héros en remplacement des cassettes effacées rencontrent un succès phénoménal auprès du public local. Cette réception imaginaire traduit la croyance alors largement partagée que la production naïve des amateurs est capable de susciter un intérêt comparable ou supérieur aux productions professionnelles.

Racheté par Google en 2006 pour 1,65 milliards de dollars, YouTube incarne exemplairement ce nouveau Graal. Mais la plate-forme ne tient pas la promesse signifiée par son slogan : “Broadcast yourself“. Il devient rapidement clair que les services d’hébergement vidéo sont majoritairement utilisés pour rediffuser des copies de programmes télévisés ou de DVD plutôt que pour partager des productions originales. Guidée par la promotion automatique des séquences les plus fréquentées, la réponse du moteur de recherche aux requêtes des usagers accentue la valorisation des contenus mainstream.

A la fin des années 2000, malgré quelques exemples isolés, il faut admettre que les “contenus générés par l’utilisateur”, ou UGC, n’ont pas révolutionné les industries culturelles ni créé une offre alternative durable. YouTube a été envahi par les clips de chanteurs à succès, diffusés par leurs éditeurs à titre de publicité, qui sont parmi les contenus les plus regardés de la plate-forme. L’autoproduction reste présente en ligne, mais n’est plus mise en avant par la presse, dont la curiosité s’est déplacée vers les usages des réseaux sociaux. Construite par opposition avec le monde professionnel, la notion même d’amateur apparaît comme une relique de l’époque des industries culturelles – qui maintiennent fermement la distinction entre producteurs et public –, plutôt que comme un terme approprié pour décrire le nouvel écosystème.

La mythologie des amateurs, qui n’est qu’un cas particulier de la dynamique générale de l’appropriation, est désormais passée de mode, en même temps que le slogan du web 2.0. Elle n’en laisse pas moins une empreinte profonde, symbole de la capacité des pratiques numériques à réviser les hiérarchies sociales, mais aussi du passage de la démocratisation de l’accès aux contenus (décrite par Walter Benjamin), à la dimension interactive et participative caractéristique de la culture post-industrielle.

L’appropriation comme fait social

Quoique le terme d’appropriation puisse renvoyer aux formes légitimes de transfert de propriété que sont l’acquisition, le legs ou le don, il recouvre de façon plus générale l’ensemble du champ de la transmission et désigne plus particulièrement ses applications irrégulières, forcées ou secondes, comme la conquête, le vol, le plagiat, le détournement, l’adaptation, la citation, le remix, etc. Bornées par la codification moderne du droit de propriété, les pratiques de l’appropriation semblent héritées d’un état moins sophistiqué des échanges sociaux.

Le volet le plus apparent de l’appropriation numérique est l’activité de copie privée. Avant la dématérialisation des supports, le caractère fastidieux de la reproduction d’une œuvre audiovisuelle freinait son extension; sa circulation était nécessairement limitée à un cercle restreint. L’état numérique balaie ces contraintes et stimule la copie dans des proportions inconnues. L’industrie des contenus, qui voit chuter la vente des supports physiques, CD ou DVD, décide de combattre cette consommation parallèle qu’elle désigne sous le nom de “piratage”. En France, la ministre de la Culture Christine Albanel charge en 2007 Denis Olivennes, alors PDG de la FNAC, d’élaborer une proposition législative visant à sanctionner par la suspension de l’abonnement internet le partage en ligne d’œuvres protégées par le droit d’auteur.

Le projet de loi “Création et internet”, ou loi Hadopi, repose sur l’idée d’une automatisation de la sanction, dont le processus devrait pouvoir se dérouler hors procédure judiciaire à partir des signalements effectués par les fournisseurs d’accès, sur le modèle des contraventions envoyées à partir des enregistrements radar de dépassement de la vitesse autorisée sur le réseau routier.

En juin 2009, cet aspect du projet législatif est censuré par le Conseil constitutionnel. Un dispositif revu, qui sera finalement adopté en octobre 2009, contourne cet obstacle en imposant à l’abonné la responsabilité de la sécurisation de son accès internet. En juillet 2011, l’institution nouvellement créée indique avoir reçu en neuf mois plus de 18 millions de constats de la part des sociétés d’auteurs (SCPP, SACEM, etc.), soit 75 000 saisines/jour. Ces chiffres expliquent le choix d’un traitement “industriel” de la fraude, seule réponse possible face à l’ampleur du phénomène.

Ces mêmes indications auraient pu conduire à s’interroger sur la nature des pratiques incriminées. Peut-on encore qualifier de déviant un comportement aussi massif ? N’est-il pas plus légitime de le considérer comme un fait social ? D’autres approches tentent au contraire d’intégrer les pratiques appropriatives au sein du paysage culturel. Proposées en 2001 par le juriste Lawrence Lessig sur le modèle du logiciel libre, les licences Creative Commons se présentent comme des contrats permettant à l’auteur d’une œuvre de définir son degré d’appropriabilité.

Ces élaborations juridiques contradictoires illustrent les tensions occasionnées par les usages numériques dans le monde des œuvres de l’esprit. La publication à l’automne 2010 de La Carte et le Territoire, roman de Michel Houllebecq, est rapidement suivie par une polémique sur des emprunts non sourcés à l’encyclopédie Wikipedia, qui conduit à une brève mise en ligne d’une copie intégrale de l’ouvrage sous licence libre. Un accord sera finalement conclu entre Flammarion et les éditeurs de l’encyclopédie, qui manifeste l’existence d’un rapport de force entre appropriabilité numérique et propriété intellectuelle classique.

L’appropriation contre la propriété

Il existe divers degrés d’appropriation. La cognition, qui est à la base des mécanismes de transmission culturelle, est le stade le plus élémentaire de l’appropriation. Le signalement d’une ressource en ligne ressortit du mécanisme classique de la citation, dont il faut noter que la possibilité formelle n’est autorisée que par exception à la règle générale du monopole d’exploitation par l’auteur, qui caractérise la propriété intellectuelle. La collecte de souvenirs ou de photographies, telle qu’elle s’effectue habituellement dans le cadre du tourisme, héritière d’une tradition qui remonte aux pèlerinages, permet de préserver la mémoire d’une expérience passagère et représente une forme d’appropriation substitutive particulièrement utile lorsque la propriété des biens n’est pas transférable.

Ces trois exemples appartiennent à la catégorie des appropriations immatérielles ou symboliques. L’usage d’un bien, et plus encore sa modification, relèvent en revanche de l’appropriation matérielle ou opératoire, qui permet de mobiliser tout ou partie des facultés que confère sa propriété effective. C’est dans ce second registre que se rencontrent la plupart des pratiques créatives de l’appropriation.

L’appropriation symbolique, qui ne présuppose aucun transfert de propriété et fait d’un bien un bien commun, est un outil constitutif des pratiques culturelles. L’appropriation opératoire, en revanche, pose problème dès lors qu’elle s’effectue en dehors d’un droit légitime, et réclame des conditions particulières pour être acceptée.

Les débats récurrents suscités par les appropriations d’un artiste comme Richard Prince (qui a récemment perdu un procès contre un photographe dont il avait repris l’œuvre en attestent. Quoiqu’elles se soient progressivement banalisées depuis les années 1960, les pratiques appropriatives de l’art contemporain n’ont pas perdu tout caractère de scandale. Le geste de Marcel Duchamp proposant l’exposition d’objets manufacturés, les fameux ready-made, était un geste de provocation qui se voulait paradoxal. Celui-ci pouvait être toléré dans l’extra-territorialité du monde de l’art, et à la condition de procéder selon un schéma vertical, qui élève à la dignité d’œuvre des productions issues de l’industrie ou de la culture populaire, considérées à l’égal de l’art nègre, sans auteur et sans conscience.

Plutôt que l’appropriation bottom-up de l’art contemporain, celle qu’on observe en ligne procède selon un schéma horizontal, sur le modèle de la pratique musicale du remix (modification de version ou montage de plusieurs morceaux), popularisée à partir des années 1970 par la vogue du disco, dont l’intégration progressive dans les standards commerciaux est le résultat d’un long travail de socialisation, appuyé sur les intérêts économiques des éditeurs.

Si elles brouillent la frontière entre propriété symbolique et propriété opératoire, les pratiques numériques ne sont pas pour autant exonérées des contraintes de la propriété intellectuelle. Créé sous forme de jeu en octobre 2007, un site permettant aux internautes de modifier l’intitulé des couvertures de la série pour enfants “Martine”, créée par Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, rencontre un franc succès, avant d’être fermé un mois plus tard à la demande des éditions Casterman (voir ci-dessous).

Qu’il s’agisse de la création de fausses bandes annonces sur YouTube, de remixes satiriques à caractère politique, des threads anonymes de 4chan ou de la circulation virale des mèmes (jeu appropriable de décontextualisation de motif) dont les traces seront effacées après usage, les conditions de l’appropriabilité numérique ne s’autorisent que d’expédients et de tolérances fragiles : la protection de l’anonymat ou de l’expression collective, la nature publicitaire des contenus, la volatilité ou l’invisibilité des publications, la méconnaissance de la règle, et surtout les espaces du jeu, de la satire ou du second degré, qui, comme autrefois le temps du Carnaval, sont des espaces sociaux de l’exception et de la transgression tolérée… La créativité du remix s’installe dans la zone grise formée par les lacunes du droit, des oublis du contrôle ou de la dimension ludique. Mais ces conditions font du web l’un des rares espaces publics où l’appropriation collective est possible, communément admise, voire encouragée.

Le 9 novembre 2009, jour anniversaire de la chute du Mur de Berlin, les services de l’Élysée mettent en ligne sur le compte Facebook de Nicolas Sarkozy une photo le montrant en train d’attaquer la paroi de béton au marteau et datent par erreur cette image du 9 novembre 1989. Devant les protestations de plusieurs journaux, le camp gouvernemental s’enferre dans sa confusion et multiplie les allégations pour justifier cette manipulation. En 24 heures, la réponse du web fuse, sous la forme d’un mème intitulé “#sarkozypartout”. Plusieurs centaines d’images retouchées mettent en scène le président dans les situations les plus célèbres de l’histoire mondiale, de la préhistoire au premier pas sur la Lune en passant par la bataille de Poitiers, la prise de la Bastille, le sacre de Napoléon ou l’assassinat de Kennedy (voir ci-dessous). Comme la plupart des phénomènes viraux, cette création parodique collective, diffusée de manière dispersée sur plusieurs sites et réseaux sociaux, constitue un événement éphémère sans archive, tout entier contenu dans l’expérience d’une réactivité instantanée.

Moins créative que réactive, l’appropriation numérique déploie à l’infini remixes et parodies, dans un jeu perpétuel du second degré qui finit par être perçu comme la signature du média. Lorsque Clément Chéroux, Joan Fontcuberta, Erik Kessels, Martin Parr et Joachim Schmid choisissent de célébrer la nouvelle création visuelle avec l’exposition “From Here On”, présentée en 2011 au festival de la photographie d’Arles, ils sélectionnent tout naturellement le travail de plasticiens qui recyclent, samplent et remixent des contenus collectés sur la toile, dans une surenchère appropriationniste volontiers ludique, désignée comme principe de l’écologie numérique.

De l’appropriation de la culture à la culture de l’appropriation

L’appropriation est le ressort fondamental sur lequel repose l’assimilation de toute culture, formée par l’ensemble des pratiques et des biens reconnus par un groupe comme constitutifs de son identité. Elle fournit depuis des temps immémoriaux la clé de la viralité des cultures, leur mécanisme de reproduction. Comme le montre Vincent Goulet, c’est par leur appropriabilité et leur usages conversationnels que les médias populaires existent dans l’espace public. Il y a eu plusieurs périodes où l’architecture juridique de la transmission légale des biens culturels cédait momentanément la place à des phases d’appropriation plus ou moins sauvage, comme par exemple aux premiers temps du cinéma, qui se caractérisent par le vol et le plagiat de formes, de techniques ou de contenus. Dans le contexte de la révolution numérique, pour la première fois, cet instrument essentiel de la construction culturelle apparaît à son tour comme une culture reconnue, un nouveau paradigme dominant.

L’écologie numérique ne fait pas qu’encourager la production de remixes. Elle établit l’appropriabilité comme un critère et un caractère des biens culturels, qui ne sont dignes d’attention que s’ils sont partageables. Hors-jeu, un contenu non-appropriable sera exclu des signalements des réseaux sociaux ou des indications des moteurs de recherche, évincé des circulations éditoriales qui constituent l’architecture de cet écosystème.

C’est ainsi que l’appropriabilité devient elle-même virale. Le mème est l’exemple-type d’un contenu qui comporte tous les ingrédients de sa remixabilité, et qui se propose non seulement comme un document à rediffuser, mais comme une offre à participer au jeu (voir ci-dessus). On trouvera une confirmation de la puissance de ces principes dans les tentatives effectuées par l’industrie pour investir ces mécanismes, en développant des formes conversationnelles autour des productions grand public.

L’économie marchande comme celle des œuvres de l’esprit ont construit leurs fonctionnements sur la valorisation de l’innovation et de l’exclusivité (dont les équivalents en art sont la création et l’auteurat), protégées par l’armure juridique de la propriété intellectuelle. La fluidité numérique a au contraire favorisé l’émergence d’une propriété collective qui valorise la remixabilité générale des contenus, la satire et le second degré. On peut penser que le chemin sera long avant que ces formes soient reconnues comme les manifestations d’une nouvelle culture dominante. Mais le plus frappant aujourd’hui, c’est à quel point cette culture est déjà inscrite dans les pratiques, à quel point son statut de culture dominante fait figure d’acquis pour les jeunes générations.

Version revue et corrigée de l’article “L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique”, Les Carnets du BAL, n° 2, octobre 2011, p. 135-147.


Billet initialement publié sur Icône, un blog de Culture visuelle
Illustrations, photographies, montages et captures d’écran par André Gunthert.
Illustration Hadopi/Pur et Copyright Free Face par Christopher Dombres [cc-by]

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Libé vampirise les primaires http://owni.fr/2011/10/04/liberation-vampirise-les-primaires/ http://owni.fr/2011/10/04/liberation-vampirise-les-primaires/#comments Tue, 04 Oct 2011 07:27:02 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=82048 Mise à jour: Ce 4 octobre 2011, c’est au tour du favori des sondages François Hollande de se faire tirer le portrait dans Libé:


Et de quatre! La bouille d’Arnaud Montebourg est venue rejoindre le 30 septembre dernier la sinistre galerie des portraits des candidats à la primaire commandés par Libération au photographe Yann Rabanier.

Une série qui a déjà beaucoup fait parler d’elle, dès sa première occurrence, le 20 septembre, commentée notamment sur Culture Visuelle, Rue89 ou Arrêt sur images.

“Certaines photos font plus causer que d’autres” remarque, candide, le journaliste préposé à la réplique sur Liberation.fr, faisant mine de s’étonner qu’on y trouve à redire. Le service photo n’a-t-il pas “agréé” la proposition de Rabanier, qui vise à révéler “le masque que toute personnalité politique adopte”?

Ben voyons. Si les commanditaires sont contents, pourquoi chercher la petite bête? A quoi bon toute cette “agitation” sur Twitter? L’auguste Demorand, à son tour titillé sur Canal +, s’en tire par une pirouette, en évitant de répondre sur le fond.

Un renvoi à la tradition du film noir, d’horreur ou de vampires

L’“agitation” qui a accueilli ces images est pourtant significative, tout comme les nombreuses associations qu’a suscité le portrait de Martine Aubry, qui vont de Blue Velvet à Priest en passant par The Dark Night ou Chucky, mais qui n’évoquent curieusement jamais Mary Poppins ni l’Ile aux enfants.

Que Libération tente de glisser sous le tapis les réactions suscitées par cette série n’est pas surprenant. Il faut pourtant admettre que le coup de projecteur qui isole les contours du visage, faisant flotter dans les airs une tête au teint blafard, n’a rien d’un portrait conventionnel.

Contrairement à ce que croit le critique d’art improvisé Jonathan Bouchet-Petersen, les associations des internautes ne visent pas à repérer l’origine d’une “filiation” iconographique. Les références évoquées proposent plutôt une forme d’analyse sauvage, qui rappelle qu’en matière visuelle comme ailleurs, il existe une culture, des codes, des genres. Pour une grande partie du public, le visage violemment éclairé sur fond sombre renvoie à la tradition du film noir, d’horreur ou de vampires.

Il est peu probable, eu égard à son lectorat, que Libé ait eu l’intention de zombifier volontairement les candidats à la primaire socialiste. Les dénégations du journal suggèrent que le projet était plutôt, en faisant appel à un photographe qui tente de renouveler le genre du portrait, de créer une signature visuelle originale, un signe repérable permettant d’identifier la série.

La “zombification”, un principe frappant

Les contraintes du feuilleton ne laissaient en effet guère de choix. Compte tenu de la dispersion chronologique des interviews, la réutilisation de portraits existants aurait forcément dilué l’unité du projet éditorial. Comparable à celle récemment publiée en couverture du Nouvel Observateur (voir ci-dessus), la commande d’une série ad hoc s’imposait.

Si l’on ajoute que les invitations des candidats, qui se déplacent au journal, sont elles aussi effectuées de manière échelonnée dans le temps, et que le photographe doit réaliser ses prises de vues en fonction de ce calendrier, la solution d’un dispositif facilement reproductible n’était pas une option absurde.

La gestion de cette grille de contraintes était-elle compatible avec le choix du spectaculaire? Plus encore que le portrait politique, le portrait du candidat en campagne se conforme habituellement à la règle implicite d’en présenter une image favorable. Le précédent du portrait du candidat Obama publié par le magazine Time en septembre 2008, qui avait suscité lui aussi la controverse, montre que la marge est étroite. L’art du portrait est un art de l’éclairage et de la gestion de l’expression, où les plus petits détails peuvent faire déraper l’interprétation.

Écrasés par un dispositif sommaire et mal maîtrisé, les candidats socialistes ne sont pas présentés à leur avantage. En revanche, l’effet de signature visuelle de la série, très identifiable, fonctionne à plein. Cet épisode montre quel est le rapport de force entre médias et personnalités politiques en période de campagne, et atteste qu’une série d’entretiens constitue un produit éditorial attractif pour un journal comme Libé. Plutôt que les candidats, c’est bien ce produit que vantent les portraits de Une.

La série de Rabanier n’est rien d’autre qu’une publicité pour un feuilleton maison qui va booster les ventes. La réussite du buzz encouragera peut-être d’autres organes à reprendre ce principe frappant. On n’a pas fini de vampiriser la campagne.


Article initialement publié sur Culture Visuelle sous le titre “Libération vampirise les primaires”.

Illustrations: captures par Culture Visuelle. Photographies des candidats à la primaire socialiste par Yann Rabanier pour Libération

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L’oeuvre médiatique du 11 septembre http://owni.fr/2011/09/07/loeuvre-mediatique-du-11-septembre/ http://owni.fr/2011/09/07/loeuvre-mediatique-du-11-septembre/#comments Wed, 07 Sep 2011 11:05:23 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=78420 La question revient sans cesse. Comment nous débrouillons-nous avec les milliers d’images auxquelles nous sommes exposés en permanence ? La réponse est simple. L’image n’arrive pas seule, mais accompagnée d’une indication d’échelle qui – par sa taille, sa répétition ou d’autres facteurs de valorisation – situe son importance relative dans la hiérarchie de l’information. Cette indication d’échelle, sans laquelle il nous serait bien difficile de nous orienter dans le paysage médiatique, passe habituellement inaperçue. Elle est pourtant décisive : nous jugeons important ce qu’on nous dit qui est important.

Dès le 11 septembre 2001, les images de l’attentat new-yorkais ont été dotées de la valeur d’information maximale. Retransmises en direct, puis indéfiniment reprises, multidiffusées, commentées, republiées, elles ont été elles-mêmes l’instrument de la construction de leur signification, par un effet de saturation sans précédent de tous les canaux informationnels. Catastrophe bien réelle, 9/11 est aussi, indissociablement, une œuvre médiatique.

Un vieux fantasme

La figure de l’événement partagé en direct par la population à travers la médiation du petit écran est un vieux fantasme des médias, dont on trouve de nombreux exemples au cinéma. Dans Le Jour où la Terre s’arrêta (Robert Wise, 1951), l’arrivée d’une soucoupe volante voit sa construction événementielle se réaliser en temps réel par la retransmission télévisée.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’apparente magie de cette conjonction suppose la mobilisation d’un dispositif complexe, dissimulé par l’illusion d’immédiateté – au minimum la mise en réseau du public et la disponibilité des moyens audiovisuels au moment adéquat. En dehors d’événements programmés, cette figure s’avère difficile à mettre en œuvre. L’évenement ne se laisse pas capturer si facilement : il faudra attendre l’assassinat de Kennedy, le 22 novembre 1963 à Dallas, pour qu’elle rencontre sa première incarnation télévisée.

Celle-ci est bien différente de la fiction. Nulle image des coups de feu – que les caméras de télévision n’ont pas enregistrés – n’est alors diffusée. L’événement que les Américains partagent en direct n’est pas le meurtre, mais la gestion télévisuelle de son après-coup, entre images insignifiantes et commentaires hésitants, jusqu’à la manifestation visible de l’émotion du journaliste Walter Kronkite, qui ne peut empêcher sa voix de trembler – rupture du code qui témoigne de son caractère exceptionnel.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’association du direct et d’une large diffusion a favorisé le développement d’une véritable fonction sociale des médias de flux que sont la radio et de la télévision. On mésestime cette capacité du média à mettre en scène et à faire partager ce qui est désigné comme le lot commun. La rentrée des classes, les soldes, les embouteillages des départs en vacances ou l’arrivée de la neige font partie de ces événements qu’on appelle “marronniers”, et qui devraient plutôt être interprétés comme l’élévation au rang de rituel par la “messe” du 20h de ces régularités communautaires qui scandent la vie du plus grand nombre. Le rêve de la télévision est de faire vibrer tous ses spectateurs à l’unisson du même spectacle.

Communion hertzienne

Cette figure de la communion hertzienne n’avait pu s’accomplir dans l’épiphanie du direct que dans une poignée de situations soigneusement organisées : déclarations politiques, mariages royaux, rencontres sportives, sans oublier les premiers pas sur la Lune.

Construction événementielle en temps réel, le 11 septembre participe des rares occurrences qui surprennent le dispositif. Revoir les premières minutes de ce que personne ne sait encore être un attentat permet de comprendre la mise en place de ce mécanisme. Avant même son identification comme attaque terroriste ou son attribution à Ben Laden, la collision d’un avion avec le plus célèbre immeuble de Manhattan est déjà perçue comme un “désastre” et située à un degré élevé dans la hiérarchie de l’information – assez pour mobiliser ses formes de présentation les plus dramatiques. La suspension des programmes par le système des Breaking News, le bandeau de qualification et le commentaire live, qui partage la recherche d’informations en aménageant l’attente de leur confirmation, sont les codes qui ont pour fonction de mettre en scène la confrontation directe avec l’événement.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Il faut un haut niveau de technicité et de professionalisme pour conférer une forme cohérente à cette improvisation en temps réel, qui donne à chaque téléspectateur l’impression de partager l’événement au moment même où il se produit, comme s’il était assis dans le fauteuil du présentateur. Tout ce qui va arriver ensuite – encastrement du deuxième avion, saut dans le vide des victimes, effondrement des tours – était bel et bien imprévu : le scénario rêvé d’un crescendo évenementiel devant les caméras va s’accomplir comme un cauchemar.

Autant qu’au piège de feu des tours jumelles, l’Occident a été pris au piège de sa machine médiatique. Impeccablement huilé, le dispositif qui attendait de longue date de croquer le fait divers s’est fait happer par le 11 septembre. Brèche béante dans le temps télévisuel, la Breaking News ne s’arrêtera plus, s’étirant sur plus de 24 heures, rediffusant sans trève, comme le but d’un match de foot, au ralenti, en gros plan, les scènes les plus spectaculaires de la catastrophe, enfonçant pour toujours dans notre imaginaire ces minutes insoutenables.

Autant que les morts, les blessés, les tours effondrées, le spectacle du 11 septembre a participé du traumatisme infligé aux Etats-Unis. Au moment où l’Occident s’apprête à déclencher une nouvelle fois le Replay de la catastrophe, il est utile de se souvenir que cette blessure n’a pas été infligée par un membre d’Al Quaida, mais par notre propre dispositif journalistique.


Article initialement publié sous le titre “Replay 9/11″ sur L’Atelier des icônes

Crédits photo Flickr CC : by Robert Couse-Baker

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Arles rencontre la photo numérique http://owni.fr/2011/07/08/arles-rencontre-la-photo-numerique/ http://owni.fr/2011/07/08/arles-rencontre-la-photo-numerique/#comments Fri, 08 Jul 2011 11:05:21 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=73127 La photo numérique enfin reconnue et valorisée par le principal festival de photographie, les Rencontres d’Arles? Pas si vite. La prise de position hier de Juan Fontcuberta, artiste reconnu et principal instigateur de l’exposition “From here on”, célébrant la «joie» de la «révolution numérique» dans le cadre du très officiel colloque des Rencontres, a été accueillie fraîchement par le public. Quelques heures plus tard s’ébranlait la manifestation de l’UPP en faveur du droit d’auteur, marche funèbre à travers les rues de la ville sous les pancartes “Fotolia m’a tuer” ou “Les images libres de droits entraînent une mort lente et douloureuse des photographes” (voir ci-dessous). L’exposition amirale de la 42e édition suscite des commentaires interrogatifs ou sarcastiques. Au pays des cigales et de Lucien Clergue, rien n’a encore vraiment changé.

Pourtant, une étape symbolique a bel et bien été franchie. L’exposition “From here on” est la deuxième après celle de Lausanne en 2007 (“Tous photographes“) célébrant les pratiques numériques visuelles. Pour la première fois, du sein de l’institution, on entend une défense argumentée de la «révolution numérique», appuyée sur la réputation de commissaires qui comptent parmi les plus crédibles du monde de la photo: Clément Chéroux, Juan Fontcuberta, Erik Kessels, Martin Parr, Joachim Schmid. A la différence de “Tous photographes”, qui thématisait la photographie amateur et ses effets de flux, “From here on” isole des auteurs et les présente dans un dispositif qui leur confère la même légitimité que les autres expositions du festival. Le pari est clairement de démontrer que cette photographie issue du web peut être mise en balance avec les œuvres du monde IRL.

Ceux qui, comme moi, observent et apprécient depuis longtemps les productions en ligne, trouveront cette découverte bien tardive. Mais à voir les réactions suscitées par cette proposition, on se rend compte à quel point une part importante du monde photographique est loin de la réalité quotidienne des images. Il était donc réjouissant d’entendre Fontcuberta, sans aucun doute l’un des photographes les plus intelligents de sa génération, faire l’éloge de la «révolution numérique», soulignant combien les nouveaux repères des pratiques visuelles s’écartaient des bases sur lesquelles la culture technoscientifique du XIXe siècle avait élaboré la photographie – la vérité et la mémoire. Aujourd’hui, expliquait Fontcuberta, la majorité des photos sont faites par des ados, ce sont des photos qui sont jetées, effacées après usage, ce ne sont plus des images pour la longue durée, mais plutôt des photos comme geste, comme acte de communication. Ces images n’ont peut-être pas beaucoup de valeur individuellement, ajoutait-il, mais leur ensemble nous offre une vision sociologique inédite de notre société: toutes les pathologies, mais aussi toute la beauté, la liberté d’esprit de notre génération.

La provocation n’est pas absente du projet, et l’on comprend que Fontcuberta ne se soit pas fait que des amis en évoquant la disparition des dinosaures, fauchés par une météorite, face aux espèces qui se sont adaptées au changement. Faire le buzz est un vieux truc de la critique d’art, d’où la dimension de manifeste donnée à une exposition qui affiche dès l’entrée une déclaration d’intention tonitruante – mais qui constitue de fait la première prise de position institutionnelle en faveur de la photo numérique. Grâce à son colloque, l’édition 2011 permet d’ailleurs de préciser une définition qui repose désormais moins sur sa technologie de production que sur son mode de diffusion: le web et les réseaux sociaux, ce que nous avons été plusieurs à nommer l’image fluide ou liquide.

Face à un tel enjeu, l’exposition tient-elle ses promesses? Dans une scénographie de qualité, la sélection des œuvres a été faite avec efficacité, isolant des productions à la fois représentatives du web et suffisamment diverses (voir album). La contradiction que ressent un habitué du web devant cette célébration institutionnelle est le décalage avec la modestie des supports et des circulations de l’image en ligne – mais on comprend que c’est le principe même de la démonstration que de prouver que ces oeuvres peuvent affronter un regard et un dispositif similaires à celui du grand art.

Fallait-il clouer le web sur une cimaise pour que certains s’aperçoivent de son existence? La réponse est oui. L’exposition apporte la preuve de la puissance et de la cohérence générique cachée dans les plis de la toile. En sortant de l’expo, l’habitué des circulations en ligne se dira que le web est encore plus beau, plus vaste et plus riche que cette brève anthologie. Mais tous ne le savent pas encore. “From here on” – à partir de maintenant –, il sera plus difficile d’afficher son ignorance.

Billet initialement publié sur le blog L’Atelier des icônes sur le site Culture Visuelle sous le titre “From here on”, Arles rencontre la photo numérique.

Illustrations André Gunthert

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Concombres: les médias servent leur soupe http://owni.fr/2011/06/12/concombres-les-medias-servent-leur-soupe/ http://owni.fr/2011/06/12/concombres-les-medias-servent-leur-soupe/#comments Sun, 12 Jun 2011 14:09:58 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=67178 Du 26 mai au 10 juin 2011, l’affaire dite du “concombre tueur”, puis de la “bactérie tueuse” fait les gros titres de l’actualité. La contamination accidentelle de graines germées par une souche résistante d’E. coli dans la région de Hambourg provoque une trentaine de morts en l’espace de deux semaines par syndrome hémolytique et urémique (SHU) incurable.

Relais d’information aveugle

La gestion de cette crise témoigne d’un certain nombre de dysfonctionnements dans les mécanismes d’alerte sanitaire et leur amplification médiatique. En résumé, une infection accidentelle s’est produite à une échelle locale sans qu’on ait pu à aucun moment enrayer un processus qui a fini par s’interrompre de lui-même, la source du problème ayant disparu. Comme dans d’autres cas récents, les systèmes d’alerte censés prévenir l’extension de l’épidémie se sont avérés inadaptés et largement inopérants, contribuant à créer une panique médiatique aux effets catastrophiques, sans commune mesure avec la gestion sanitaire proprement dite de la crise. Entretenue par l’urgence, la circulation de fausses nouvelles et d’annonces contradictoires a atteint des sommets.

L’affaire de la “bactérie tueuse” est révélatrice de deux crises jumelles: celle de l’expertise dans le domaine biomédical et celle du journalisme scientifique. Dépourvues du minimum de culture scientifique qui leur permettrait de critiquer les informations véhiculées par les systèmes d’alerte, les rédactions s’avèrent incapables de traiter autrement qu’en relayant de manière aveugle les dépêches, abandonnant les principes de vérification du journalisme d’information au profit d’un journalisme de communication.

L’analyse du traitement iconographique de cette crise par LeMonde.fr permet de documenter cette dérive. En l’espace de 16 jours, le support consacre pas moins de 24 articles à la “bactérie tueuse” (sans compter les dossiers réservés aux abonnés, les billets de blogs ou les sujets connexes), chacun d’eux illustré d’au moins une photographie, dont on trouvera ci-dessous le relevé chronologique (voir aussi sous forme de diaporama).

Retrouvez les légendes au bas de l'article

Légumes mortels VS bactérie tueuse

L’élément le plus frappant de ce tableau, qui restitue le film de la perception du phénomène, est à quel point l’image semble suivre fidèlement les options du récit. Quatre thématiques peuvent être identifiées:

  • les légumes (le plus souvent représentés à l’étal)
  • le monde agricole
  • la recherche biomédicale
  • l’univers hospitalier.

Sur 24 images, deux seulement n’appartiennent pas à ces registres: une infographie du Monde.fr et un portrait utilisé pour une interview. Si l’on identifie par des couleurs ces thématiques, on constate qu’entre le début et la fin de la période, on est passé d’une vision de crise alimentaire à une vision de crise biomédicale – du “concombre tueur” à la “bactérie tueuse”(voir tableau ci-dessous).

L’autre caractère remarquable de cette iconographie est son instrumentalisation du reportage à des fins illustratives. A quelques exceptions près (comme la représentation de la bactérie, l’infographie ou le portrait de la directrice générale de l’Institut de veille sanitaire en illustration de son interview), aucune des photographies n’apporte une information visuelle utile et pourrait être supprimée sans que la compréhension de l’article en soit affectée. A moins de penser que nous ne savons pas reconnaître un concombre ou une tomate, ou bien que la vision d’une culture de cellules dans une boîte de Pétri nous renseigne sur l’évolution de la crise, ces images ont à l’évidence un caractère plus décoratif qu’informatif.

Le caractère volontiers générique de la plupart d’entre elles pourrait même laisser croire qu’il s’agit pour l’essentiel d’une iconographie d’illustration issue de banques d’images. En réalité, il n’en est rien: à l’exception de l’imagerie médicale de la bactérie, empruntée à Fotolia, toutes les photos utilisées sont bel et bien des images de reportage, la plupart réalisées dans le contexte de la crise de la “bactérie tueuse” par les grandes agences filaires: AFP, AP, Reuters. Le concombre illustrant les demandes de l’Espagne a bien été photographié l’avant-veille sur un marché de Malaga; l’infirmière masquée qui a l’air sortie d’un épisode d’Urgences est bien employée par l’hôpital de Lübeck qui soigne les malades atteints du SRU.

Plutôt que les repères classiques du photoreportage tel qu’il est défendu à Perpignan, l’iconographie de cette séquence rappelle l’illustration des journaux télévisés: une imagerie de confort utilisée pour ses vertus de support de récit et pour sa capacité à caractériser l’événement par des informations d’ambiance. Pendant que les experts – et à plus forte raison les journalistes – s’avèrent incapables d’identifier l’origine de la contamination, les images donnent l’illusion d’une maîtrise de la qualification médiatique de l’événement. Pourtant, ce qu’elles illustrent n’est rien d’autre que les erreurs et les revirements d’une compréhension lacunaire.


Légendes photo:

  1. 26/05, 11:36. Titre: “Alerte aux légumes tueurs dans le nord de l’Allemagne“. Légende: “Les autorités sanitaires allemandes recommandent de cuire pendant dix minutes à 70°C les légumes crus” (AFP/Jean-Pierre Muller).
  2. 27/05, 08:18. Titre: “Bruxelles alerte sur des concombres contaminés venant d’Espagne” (avec AFP). Légende: “Selon les autorités sanitaires allemandes, 276 personnes ont été atteintes dans ce pays” (Reuters/Morris Mac Matzen).
  3. 28/05, 19:52. Titre: “Concombre tueur: trois cas suspects en France” (avec AFP et Reuters). Légende: “Selon les autorités sanitaires allemandes, 276 personnes ont été atteintes dans ce pays” (AP/Marius Roser).
  4. 30/05, 07:58. Titre: “Concombres contaminés: La Russie interdit les importations de légumes allemands et espagnols” (avec AFP). Légende: “La bactérie E. Coli entéro-hémorragique peut provoquer des hémorragies et des troubles rénaux sévères, appelés syndrome hémolytique et urémique, potentiellement mortels” (Fotolia/Yang MingQi).
  5. 31/05, 07h50. Titre: “Concombres contaminés: le bilan s’élève à 14 morts en Allemagne” (avec AFP). Légende: “L’inquiétude grandit chez les consommateurs, qui boudent les étals des primeurs” (AP/Ronald Zak).
  6. 31/05, 16:50. Titre: “Légumes contaminés: que doit-on craindre?” Légende: “Un étal de primeurs à Leipzig, en Allemagne, lundi 30 mai(AFP/Johannes Eisele).
  7. 01/06, 06:29. Titre: “Bactérie tueuse: l’Espagne demande réparation” (avec AFP). Légende: “Sur un marché de Malaga, dans le sud de l’Espagne, lundi 30 mai(AFP/Sergio Torres).
  8. 02/06, 06:46. Titre: “Légumes contaminés: l’épidémie s’étend, la méfiance aussi” (avec AFP). Légende: “La Commission européenne a levé mercredi soir la mise en garde contre les concombres espagnols soupçonnés d’être à l’origine de l’épidémie(Reuters/David W. Cerny).
  9. 02/06, 14:22. Titre: “La souche bactérienne a bien été identifiée, mais pas le canal de transmission“(avec AFP). Légende: “A la clinique universitaire d’Eppendorf, près de Hambourg, où continuent d’affluer des malades contaminés par la bactérie E. coli(AFP/Patrick Lux).
  10. 02/06, 14:22. Titre: “La souche bactérienne a bien été identifiée, mais pas le canal de transmission“(avec AFP). Légende: “A la clinique universitaire d’Eppendorf, près de Hambourg, où continuent d’affluer des malades contaminés par la bactérie E. coli(AFP/Patrick Lux).
  11. 02/06, 18:11. Titre: “L’origine de la bactérie tueuse reste une énigme pour les scientifiques” (avec AFP). Légende: “En Allemagne, les scientifiques étudient des prélèvements faits sur les personnes contaminées par la bactérie à l’origine de 22 décès en Europe” (AFP/Bodo Marks).
  12. 03/06, 10:34. Titre: “Les scientifiques traquent la bactérie tueuse“. Légende: “Une culture de la bactérie ECEH étudiée dans un laboratoire de Hambourg, en Allemagne” (Reuters/Fabian Bimmer).
  13. 03/06, 19:39. Titre: “Bactérie tueuse: les analyses ne permettant pas d’incriminer les légumes” (avec AFP). Légende: “La bactérie E. coli continue de se propager” (infographie Le Monde).
  14. 04/06, 10:42. Titre: “Bactérie tueuse: le mystère du vecteur de contamination reste entier” (avec AFP et Reuters). Légende: “Alors que l’origine et le mode de contamination de la bactérie E. coli restent mystérieux, les pays européens continuent de se renvoyer la balle” (Reuters/Francisco Bonilla).
  15. 05/06, 18:30. Titre: “Bactérie tueuse: la piste des germes de soja” (avec Reuters, AFP). Légende: “Le ministre de la santé allemand Daniel Bahr en visite dans un hôpital de Hambourg, dimanche 5 juin” (Reuters/Fabian Bimmer).
  16. 06/06, 11h05. Titre: “Bactérie tueuse: les tests sur les graines germées ne sont pas concluants” (avec AFP et Reuters). Légende: “Vue d’une des serres dans l’exploitation d’Uelzen qui pourrait être à l’origine de la contamination” (AP/Axel Helmken).
  17. 07/06, 06:50. Titre: “Bactérie tueuse: l’UE au chevet des maraîchers” (avec Reuters). Légende: “Les producteurs européens pourraient recevoir, en cas d’accord, jusqu’à la fin du mois une aide correspondant à 30% de la valeur totale de leurs produits invendus, prélevée sur le budget de l’Union européenne” (Gamma/Alain Denantes).
  18. 07/06, 18:27. Titre: “Les germes constituent un milieu très favorable au développement des bactéries” (entretien). Légende: “Les germes de soja sont soupçonnés d’être à l’origine de la contamination à la bactérie E. coli” (Reuters/Pawel Kopczynski).
  19. 07/06, 20:24. Titre: “Bactérie : le fédéralisme allemand à l’épreuve de la gestion de crise“. Légende: “Le ministre de la santé allemand, Daniel Bahr, visite l’hôpital universitaire de Hambourg, le 5 juin” (Reuters/Fabian Bimmer).
  20. 07/06, 11:25. Titre: “Bactérie tueuse: ‘Tout se passe comme si le suspect était fondu dans la masse‘” (entretien). Légende: “La directrice générale de l’Institut de veille sanitaire (InVS), Françoise Weber” (AFP/Patrick Kovarik).
  21. 08/06, 08:20. Titre: “Bactérie tueuse: le bilan atteint 25 morts” (avec AFP). Légende: “Une infirmière au chevet d’un patient atteint par la bactérie E. coli, à Lubeck, en Allemagne. 2400 personnes ont été contaminées, dans 12 pays” (AFP/Markus Scholz).
  22. 09/06, 09:41. Titre: “Une variante de la bactérie ECEH détectée sur des betteraves néerlandaises” (avec AFP). Légende: “L’origine de l’épidémie n’a pas encore été trouvée” (Reuters/Alexandre Natruskin).
  23. 09/06, 15:38. Titre: “Bactérie tueuse: le bilan passe à 31 morts en Europe” (Avec AFP, Reuters). Légende: “Au total, plus de 2 900 personnes dans au moins quatorze pays sont soupçonnées d’avoir contracté cette forme rare et très virulente de bactérie” (Reuters/Fabian Bimmer).
  24. 10/06, 10:39. Titre: “Bactérie E.coli : des graines germées sont responsables de l’épidémie mortelle” (avec AFP et Reuters). Légende: “Une culture de la bactérie ECEH étudiée dans un laboratoire de Hambourg, en Allemagne” (Reuters/Fabian Bimmer).

Article initialement publié sur Culture Visuelle, sous le titre “La “bactérie tueuse”, laboratoire du journalisme de communication”.

Illustration CC FlickR mitch 98000, © André Gunthert (captures du site lemonde.fr, tableau)

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Photoshop l’a tuer http://owni.fr/2011/05/02/ben-laden-photoshop/ http://owni.fr/2011/05/02/ben-laden-photoshop/#comments Mon, 02 May 2011 15:21:11 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=60584

Lundi matin, lendemain de 1er mai, la France qui s’était couchée encore émue du souvenir du mariage princier se réveille en sursaut à la nouvelle de la mort de Ben Laden (voir ci-dessus).

Surchauffe dans les rédactions. Quel angle choisir pour présenter la disparition de l’ennemi public n°1, qui met fin à dix ans de traque ininterrompue? Vers 8 heures du matin, de nombreux sites de presse, suivant les suggestions visuelles de l’AFP, parent au plus pressé et montrent des soldats apprenant la nouvelle par la télévision (voir ci-dessus). Traitement minimaliste d’une news qui ne s’est pas encore vraiment concrétisée.

Mais les choses s’accélèrent avec l’apparition d’une image supposée du cadavre, diffusée par la télévision pakistanaise Geo TV, reprise en France peu après 8h par I-Télé et BFM-TV. A 8h46, Le Figaro est le premier quotidien national à reproduire sur son site une capture d’écran prise à la volée où l’image apparaît très anamorphosée :

Des chaines de télévision pakistanaises montraient lundi le visage partiellement défiguré d’un homme qu’elles présentent comme Oussama Ben Laden, tué dans une opération américaine au Pakistan, sans pouvoir cependant authentifier l’image. La photo montre un homme arborant une barbe hirsute, le visage en sang et partiellement enfoncé au niveau des orbites (voir ci-dessus).

Malgré toutes ces précautions oratoires, l’appel d’article apparaît bien en Une avec son illustration, composant avec le portrait de Barack Obama un bon résumé visuel de l’événement du jour (voir ci-dessous).

Ce choix est risqué. Comme le suggère le diaporama du Monde (voir ci-dessus), le visage du chef d’Al Quaida, dont on n’a aucun portrait récent, devrait être plus âgé, sa barbe grise, comme en témoignait une vidéo de 2004. Plutôt que de montrer l’image, même assortie des prudences du conditionnel, LeMonde.fr ou Libération.fr ont choisi de s’abstenir, en attendant de plus amples vérifications.

Mais la tentation est trop forte. Alors qu’I-télé et BFM-TV reprennent en boucle la photo du visage tuméfié (voir ci-dessus), l’AFP publie à 8h46 en tête de son choix d’images une photo d’Irakiens pointant du doigt la reprise de la photo sur un écran de télé à Bagdad. Le Parisien n’hésite plus, et affiche sur son site à 9h04 « les images du cadavre de Ben Laden », suivi à 9h24 par le Nouvel Observateur, qui l’insère en encart sur un portrait d’Obama, pour une composition proche de celle du Figaro.fr (voir ci-dessous).

Entretemps, sur Twitter, l’information se répand que cette photo serait un trucage. Rosaura Ochoa a mis en ligne sur Twitpic dès 9h un montage qui montre que le visage tuméfié est une image retouchée réalisée à partir d’un portrait de Ben Laden de 1998 par Reuters (une image qui a d’ailleurs été utilisée pour illustrer la Une du Nouvel Obs quelques minutes auparavant…). Selon Buzzfeed, il s’agit d’un fake déjà ancien. Cette image existe effectivement en de nombreux exemplaires sur internet, par exemple en illustration, datée d’avril 2009, d’un article conspirationniste affirmant que le terroriste est déjà mort (voir ci-dessous).


Je relaie à mon tour sur Twitter l’information du trucage. Le Nouvel Observateur est le premier à changer son illustration de Une, à 9h45. Averti par ses lecteurs en commentaire, LeFigaro.fr modifie l’article à 9h56, puis retire l’illustration en appel de Une. Par la grâce des mises à jour, le dérapage est effacé sans laisser de traces. Mais à 10h32, alors que l’AFP a mis à jour sa sélection d’images, I-Télé continue de diffuser la photo du prétendu cadavre (voir ci-dessus).

A la différence de la capture de Saddam Hussein, les pouvoirs publics américains n’ont pas publié les images de l’assaut ni de la mort de Ben Laden, dont le corps a été, a-t-on appris au cours de la matinée, enseveli en haute mer. Les apercevra-t-on plus tard? L’état de la dépouille risque de contredire la formule “justice est faite” utilisée par le président Obama pour qualifier l’opération. Pour l’heure, les États-Unis ne souhaitent visiblement pas favoriser le culte d’un martyr.

Mais le portrait de l’ennemi vaincu, figure habituelle de la victoire, manque. Ben Laden n’était pas n’importe quel ennemi, mais un homme traqué dont l’image s’était progressivement amenuisée, encourageant tous les fantasmes. La confirmation de sa défaite était si ardemment désirée qu’on aura pu la projeter dans un médiocre trucage, illisible à force de passer de support en support. Comme par un dernier pied de nez, c’est Photoshop qui aura fourni à l’Occident cette preuve ultime de sa victoire.


Article initialement publié sur l’Atelier des icônes, un blog de Culture Visuelle

Photo d’illustration à partir de la photo FlickR CC AttributionShare Alike Andrew Ciscel


Retrouvez notre dossier :

L’image de Une en CC pour OWNI par Marion Boucharlat

Ben Laden dans les archives des services secrets par Guillaume Dasquié

Les 300 000 morts de la guerre contre le terrorisme par Jean Marc Manach

Mort de Ben Laden : l’étrange communication de l’Élysée par Erwann Gaucher

L’ami caché d’Islamabad par David Servenay

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La victoire culturelle de l’antitabagisme http://owni.fr/2011/04/28/la-victoire-culturelle-de-l-antitabagisme-tabac-fumer-cigarettes/ http://owni.fr/2011/04/28/la-victoire-culturelle-de-l-antitabagisme-tabac-fumer-cigarettes/#comments Thu, 28 Apr 2011 08:30:48 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=59549 Décrite comme une décision gouvernementale, l’apposition de messages visuels sur les paquets de cigarettes, obligatoire en France depuis le 20 avril, est présentée par la presse comme une mesure plus spectaculaire que vraiment efficace. Il s’agit pourtant de la plus vaste expérience de psychologie sociale jamais réalisée à propos des effets de l’image, et la manifestation exemplaire de l’une des plus importantes évolutions d’une pratique culturelle dans les pays développés.

Dernier épisode dans la lutte d’un demi-siècle qui oppose l’une des plus puissantes industries au lobbying d’une minorité agissante, le retournement des images est la signature de la victoire du bien sur le mal, de la santé sur la maladie et de la morale sur le vice. Elle ne doit que peu de choses à l’échelle de la décision gouvernementale, et témoigne au contraire de l’extension toujours plus grande de la nouvelle gouvernance des experts, qui impose ses décisions à l’échelle mondiale par un système opaque de recommandations étayées par l’expertise scientifique.

L’invisibilité de cette procédure et l’incapacité du système médiatique à mettre en récit des dynamiques d’une telle ampleur sont parfaitement illustrées par le traitement anecdotique sur le mode du fait-divers qui a accueilli la mise en conformité française.

La convention-cadre pour la lutte antitabac (Framework Convention on Tobacco Control) est un traité international proposé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), adopté le 21 mai 2003, et signé par presque tous les Etats du monde.

(1) Paquets de cigarettes illustrés d'avertissements visuels (Suisse).

Il prévoit le déploiement d’un vaste ensemble de mesures, dont la hausse des prix du tabac, l’interdiction de la publicité, l’interdiction de fumer dans les lieux publics, le développement de programmes d’aide à la cessation de fumer, la protection des non-fumeurs, la restriction de la vente aux mineurs et l’imposition à l’industrie de la publications d’avertissements illustrés sur les paquets de cigarettes.

Cette mesure visuelle s’insère donc dans un dispositif beaucoup plus large et ne peut être observée séparément de son contexte. Contrairement aux apparences, son introduction tardive dans le cadre de la lutte antitabac constitue une anomalie remarquable.

Santé publique et dramatisation visuelle

Les campagnes de santé publique sont la forme la plus ancienne d’utilisation par les Etats des moyens de la propagande moderne, qui associe les outils administratifs et législatifs à une large mobilisation culturelle, par l’intermédiaire de campagnes médiatiques et éducatives concertées.

La présence d’”images-choc” dans ces campagnes n’a rien d’une nouveauté. En France, dès la fin du XIXe siècle, la lutte contre l’alcoolisme, la syphilis ou la tuberculose forme le laboratoire d’un activisme dont les principaux ressorts sont la dramatisation et l’appel aux valeurs morales.
Une «propagande obsédante» élabore un discours destiné à terrifier l’opinion publique, où chaque fléau est décrit comme une menace de mort pour l’humanité toute entière (Corbin, 1977).

(2) "Alcoolisme", planche du Larousse médical illustré, E. Galtier-Boissière, 1902. (3) Tableau d'anti-alcoolisme du Dr Galtier-Boissière, tableaux muraux Armand Colin, 1900.

Cette pédagogie de l’horreur s’appuie largement sur l’image. Le Tableau d’anti-alcoolisme du Dr Emile Galtier-Boissière a été rendu célèbre par Marcel Pagnol (voir ci-dessus). Dans La Gloire de mon père, il témoigne de l’effet de ces tableaux effrayants qui tapissaient les murs des classes.

On y voyait des foies rougeâtres, et si parfaitement méconnaissables (à cause de leurs boursouflures vertes et de leurs étranglements violets qui leur donnaient la forme d’un topinambour), que l’artiste avait dû peindre à côté d’eux le foie appétissant du bon citoyen, dont la masse harmonieuse et le rouge nourrissant permettaient de mesurer la gravité de la catastrophe voisine.
Les normaliens, poursuivis, jusque dans les dortoirs, par cet horrible viscère (sans parler d’un pancréas en forme de vis d’Archimède, et d’une aorte égayée de hernies), étaient peu à peu frappés de terreur.

(4) "La syphilis c'est vraiment la grande meurtrière des enfants", L. Viborel, La technique moderne de la propagande d’hygiène sociale, 1930.

Dès les années 1920, le cinéma est mis au service de la santé publique. Lucien Viborel, activiste de l’éducation sanitaire, loue le «pouvoir de suggestion» de l’image (De Luca Barrusse, 2009).
Selon Valérie Vignaux, la cinémathèque du ministère de l’Hygiène sociale dispose en 1930 d’un catalogue de 500 films éducatifs, destinés à être projetés et commentés dans les écoles, les entreprises ou les salles communales (Vignaux, 2009).

La science contre l’image

Le mouvement antitabac se structure aux Etats-Unis à partir des années 1950. C’est le caractère tardif de la mise en évidence des dangers de la cigarette qui explique ses principales caractéristiques, à commencer par le refus d’une posture abolitionniste, dont la prohibition des boissons alcoolisées (1919-1933) a montré les limites.

En outre, la lutte antitabac ne recourt qu’exceptionnellement à l’arme visuelle. Après une période fortement marquée par la propagande étatique, l’information scientifique se veut plus sérieuse, préfère avancer des preuves plutôt que de jouer du registre de la stigmatisation dramatisée.

Quand elle prend une forme visuelle, l’illustration des méfaits du tabac s’appuie encore sur l’image du laboratoire. En 1953, Life contribue a populariser l’expérience d’Ernst Wynder qui, en provoquant une proportion inquiétante de tumeurs malignes chez des souris badigeonnées de résidus nicotiniques, installe l’idée de la haute toxicité de la cigarette.

(5) "Smoke gets in the news", Life, 21 décembre 1953, p. 20-21.

Plus encore, dans le cas du tabac, tout se passe comme si le terrain de l’image était déjà occupé. Par la publicité, qui valorise la cigarette, produit si simple et si uniforme, par la sollicitation constante de l’imaginaire et l’association de sa consommation avec diverses qualités individuelles, styles de vies ou comportements sociaux (voir ci-dessous).

Publicités Lucky Strike: (6) années 1930; (7) années 1940; (8) années 1950.

Cette versatilité fantasmatique trouve tout particulièrement sa place au cinéma, avec le soutien actif des industries du tabac. Attribut de la virilité comme de la sensualité, de la rébellion comme du glamour, la cigarette est devenue à l’écran la compagne de toutes les emphases, de tous les abandons (voir ci-dessous).

Aucune pratique sociale n’a connu une telle exposition, au point que l’omniprésence de cet accessoire entraîne souvent des désagréments lorsqu’il faut mobiliser un document visuel de la première moitié du 20esiècle.

(9) Robert Coburn, portrait de Rita Hayworth, Gilda, 1946. (10) Publicité Chesterfield, Ronald Reagan, 1952. (11) James Dean, photo de tournage, Giant, 1955.

Plutôt qu’entreprendre une vaine guerre des images, le mouvement antitabac a préféré soutenir la recherche, puis s’appuyer sur ses résultats pour développer l’arme juridique. Si des publicités institutionnelles ont accompagné les messages de santé publique, la dimension visuelle n’a joué qu’un rôle annexe à côté des ressources du savoir et de la loi, qui ont été les principaux outils du renversement des pratiques.

Des images pour salir l’image

Dans les directives expliquant l’application de l’article 11 (conditionnement et étiquetage des produits du tabac) de la convention-cadre de l’OMS, on retrouve l’invocation des motifs canoniques de l’usage des images, comme «l’impact émotionnel» ou le ciblage de «personnes peu instruites, d’enfants et de jeunes». La principale innovation de cette mesure n’est pas commentée. Faire apposer l’image directement sur le produit, aux frais du producteur, est pourtant une proposition d’une portée décisive, qui transforme l’espace du combat en confiant à l’adversaire l’arme destinée à le tuer.

Plutôt que le maintien d’un théâtre de l’affrontement, cet envahissement sémiotique est déjà la marque de la victoire, qui justifie le recours tardif à l’image. Autant il ne servait à rien d’occuper ce terrain lorsque la consommation tabagique était la norme, autant son investissement témoigne de l’inversion acquise de la perception des comportements. Les antitabac ont gagné. Fumer était in et glamour. C’est désormais le triste symptôme d’une addiction non maîtrisée, un geste compulsif voué à disparaître, ou l’indice d’un manque de confiance en soi.

Les images dites “choc” n’ont pas pour fonction de stigmatiser une pratique. Ce qu’elles manifestent de la manière la plus évidente est la perte de la bataille de l’image par les cigarettiers. Nul besoin d’en faire trop. Contrairement à une lecture superficielle, cette iconographie ne comporte qu’un petit nombre d’images brutalement déplaisantes (voir ci-dessous).

Elle comprend en revanche, en proportion plus importante, des photographies informatives ainsi que plusieurs illustrations allégoriques (dont certaines empruntées à une banque d’images des plus classiques): un couple qui se tourne le dos pour évoquer l’impuissance, une poussette vide pour rappeler la réduction de la fertilité, une seringue pour suggérer la dépendance, deux mains qui se rejoignent pour signifier l’aide à la cessation de fumer (voir ci-dessous)…

L’encadrement noir uniformise cette imagerie disparate dans une même ambiance funèbre. En réalité, plus que par les photos, la connotation trash est produite par l’emprunt des codes graphiques de la presse à scandale: titraille blanche et rouge sur fond noir, encadrés contrastés – une impression de violence essentiellement symbolique.

A la question de l’efficacité de cette option, plusieurs enquêtes effectuées dans des pays ayant appliqué la réglementation répondent de façon mesurée. Réalisé en 2008, le rapport australien, très complet, présente notamment l’intérêt de comparer l’introduction des messages visuels avec celle des avertissements textuels, en 2000. L’étude confirme essentiellement les idées les plus banales sur l’effectivité des images, à savoir que les images-choc sont celles qui sont les plus mémorisables, ou que l’effet le plus important concerne la population qui a l’intention d’arrêter de fumer. Au total, les visuels semblent avoir un impact non négligeable, mais loin d’être décisif isolément.

A la différence des cigarettiers, qui avaient tout misé sur la dimension fantasmatique, l’élément iconographique n’est qu’un facteur parmi d’autres dans la stratégie du mouvement antitabac. Il n’en a pas moins une mission de première importance: symboliser la défaite culturelle d’une pratique autrefois valorisée par l’image. Si les fumeurs peuvent dissimuler par divers expédients cette marque d’infamie, ils ne peuvent empêcher l’effondrement imaginaire dont elle est la preuve.


Publié intialement sur Culture Visuelle, L’atelier des icônes, sous le titre “Le renversement des images, victoire culturelle de l’antitabagisme”
Crédits photo et illustrations : Via Flickr André Gunthert © tous droits réservés ; Rita Hayworth [cc-by-nc-nd] dans la gallerie de RM9


Bibliographie
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Alain Corbin, “Le péril vénérien au début du siècle. Prophylaxie sanitaire et prophylaxie morale”, Recherches, n° 29, décembre 1977, p. 245-283.
Virginie De Luca Barrusse, “Pro-Natalism and Hygienism in France, 1900 – 1940. The Example of the Fight against Venereal Disease”, Population, 2009, n° 3/vol. 64.
Lion Murard et Patrick Zylberman, L’Hygiène dans la République. La santé publique ou l’utopie contrariée, 1870-1918, Paris, Fayard, 1996.
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Valérie Vignaux, “L’éducation sanitaire par le cinéma dans l’entre-deux-guerres en France”, Sociétés & Représentations, 2009/2 (n° 28), p. 69-85.

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La télévision, ce divertissement de mauvais aloi http://owni.fr/2011/04/15/la-television-ce-divertissement-de-mauvais-aloi/ http://owni.fr/2011/04/15/la-television-ce-divertissement-de-mauvais-aloi/#comments Fri, 15 Apr 2011 13:39:24 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=56805 Dédiée à l’éducation aux médias, l’association Icare a livré récemment une compilation remarquée de chiffres-clés sur le rapport à la télévision du public d’âge scolaire. Suite à la publication par Médiamétrie de son rapport 2010, où l’on observe pour la première fois depuis des années l’arrêt de la chute de la consommation télévisée (3h32 par personne et par jour en moyenne), Icare souligne notamment qu’« un écolier en primaire passe tous les ans plus de temps devant le tube cathodique que face à son instituteur (956 heures contre 864) ».

Une rapide division montre que ce dernier chiffre correspond à un total quotidien de 2h37 par jour, sensiblement moins élevé que la moyenne de la consommation de l’ensemble des Français (74%). Mais il l’est encore beaucoup plus… que celui fourni par une enquête réalisée l’an dernier par la même association dans un collège en région, où la moyenne quotidienne n’atteint qu’1h01 pour les 11-15 ans (32%).

D’où l’on peut conclure sans grand risque d’erreur que les jeunes Français regardent beaucoup moins la télé que leurs aînés. Pas de quoi crier à l’addiction – ou alors il faut de toute urgence s’occuper de nos seniors, qui font considérablement grimper la moyenne…

Ce n’est pas l’impression que laisse la compilation statistique d’Icare, qui contribue plutôt à nourrir l’inquiétude.

Entre 1983 et 2007, les budgets de pub ciblant les enfants sont passés de 100 millions à 17 milliards de dollars (170 fois plus en 24 ans).

Ou encore :

Aux États-Unis, juste après la Seconde Guerre mondiale, il a suffi de 7 petites années pour que le taux d’équipement des foyers passe de 1 à 75%. Pour atteindre le même niveau de couverture, la radio avait mis 14 ans, le réfrigérateur 23, l’aspirateur 48, l’automobile 52, le téléphone 67 et le livre des siècles.

Mélanges de données américaines anciennes et de statistiques françaises récentes

Quel est le sens de cette accumulation de chiffres hors contexte empruntés aux sources les plus hétéroclites, qui mélange joyeusement données américaines anciennes et statistiques françaises récentes ? Cette compilation est livrée d’entrée par une citation de Pascal Bruckner (philosophe) : « La télévision n’exige du spectateur qu’un acte de courage – mais il est surhumain -, c’est de l’éteindre. » (MàJ: ci-dessous en commentaire”>L’animation a été modifiée depuis la rédaction de cette critique).

Il est navrant de voir une association pleine de bonne volonté se donner pour guide un intellectuel qui est à l’éducation aux médias ce qu’Eric Zemmour est à l’analyse politique. Et plus consternant encore de voir qu’après le constat que le temps consacré au petit écran est supérieur à celui passé en classe, le seul message explicite est celui d’éteindre la télé.

Aussi efficace que le conseil énoncé naguère de ne pas s’inscrire sur Facebook, ce message est bien, aujourd’hui encore, celui que délivre globalement l’institution scolaire et ses représentants, qui partagent avec Bruckner la conviction que la télé n’est pas une vraie source culturelle, mais un divertissement de mauvais aloi. La lecture des chiffres réunis par Icare transmet fidèlement l’idée que les heures passées devant l’écran sont au mieux du temps perdu, au pire une aliénation au diktat de la consommation.

Qui aurait l’idée de s’inquiéter du temps passé à bouquiner ? Lire, nous le savons tous, est une activité culturelle noble, valorisée par l’institution et qui ne peut être que bonne – à l’inverse de la télé, qui ne peut être que mauvaise…

Admirable puissance du préjugé. Comme nous le rappellera une promenade dans une librairie quelconque, l’édition est la plus vieille des industries culturelles, et comprend à ce titre une variété de contenus dont la gamme qualitative ne se distingue pas foncièrement de celle proposée par les programmes télévisés. Tout comme Arte n’est pas la chaîne la plus regardée, la règle en matière d’édition est que ce sont les mauvais livres qui se vendent le mieux – heureusement pour la librairie, qui ne survivrait pas longtemps si elle ne devait s’appuyer que sur les essais de Benveniste ou de Lévi-Strauss…

Les ouvrages de Marc Lévy ne sont pas de “vrais” livres

Une réalité que nous ne voyons que d’un œil. La valorisation de la littérature nous empêche de considérer les ouvrages de Marc Lévy ou les recueils de recettes de cuisine comme de “vrais” livres. Inversement, la perception négative de la télévision nous enjoint de considérer le foot et la télé-réalité comme des manifestations de sa nature profonde. Ces clichés ne valent pas mieux l’un que l’autre. La vraie différence dans le rapport des jeunes à ces diverses offres culturelles est que leur consommation livresque est efficacement guidée par les adultes, dont la maîtrise s’appuie largement sur les schémas de reproduction culturelle (oui, tu peux lire Marcel Pagnol ; non, Gérard de Villiers ce n’est pas de ton âge)…

Les chiffres réunis par Icare dénombrent des téléspectateurs, des téléviseurs ou des heures passées à les regarder, jamais aucun contenu. C’est dommage, car le rapport Médiamétrie souligne que la bonne tenue des statistiques télé, boostées l’an dernier par la TNT, est largement soutenue par la fiction : blockbusters, séries américaines et films français ont fait les succès d’audience de 2010, et représentent globalement un quart de la consommation télévisuelle.

Oui, comme Balzac, Stendhal ou Flaubert, la télé raconte aussi des histoires. Plutôt que les taux de pénétration des marchés, j’aurais préféré qu’on nous détaille les goûts des adolescents. Le dessin animé Les Simpson, actuellement diffusé par W9, que je donnerais au doigt mouillé comme le programme préféré des jeunes Français entre 10 à 15 ans, est par exemple une impressionnante machine à recycler des modèles culturels et des problématiques sociales, appuyée sur une ironie décapante et un goût du second degré inconnus des vieux Disney.

Un accroissement du contrôle des programmes par les téléspectateurs

Parmi les données mises en exergue par Médiamétrie, il y a le développement de la consultation en différé, par enregistrement (27% des foyers sont équipés d’un lecteur enregistreur numérique à disque dur) ou catch-up TV (rediffusion sur Internet), ce qui signifie un accroissement du contrôle des programmes par les téléspectateurs. Une donnée malheureusement passée sous silence par Icare, qui préfère nous rappeler que :

la surconsommation de télé peut entrainer une diminution de l’activité physique, une dégradation des habitudes alimentaires, une réduction du temps passé à lire, une altération du sommeil, un affaissement des performances scolaires et un assèchement des interactions intra-familiales.

Oui, indiscutablement, la surconsommation de télé peut entrainer de nombreux effets nuisibles. Comme d’ailleurs la surconsommation de n’importe quoi d’autre, qui est par définition néfaste. Ce qu’on attendrait, de la part d’une association d’éducation aux médias, c’est qu’elle aide parents et professeurs à mieux utiliser cette ressource, en l’intégrant à nos autres pratiques culturelles, plutôt que de renforcer les préjugés. Comment contextualiser un cours par le conseil d’un programme approprié, rebondir d’un documentaire sur une visite de musée, ou discuter avec les élèves eux-mêmes de leurs pratiques télévisuelles…

Apprendre la télé aux professeurs

Une classe de CM1 se vit présenter le premier volet d’une série TV déployée sur 8 épisodes. Lorsque l’on demanda aux élèves d’imaginer l’ensemble de l’intrigue sur la base de ce seul premier volet, ils furent 80% à prédire plus de 70% des évènements qui allaient survenir, relève Icare, en nous laissant conclure au caractère formaté des contenus, alors que cette observation indique surtout l’existence d’une culture audiovisuelle.

Les jeunes d’aujourd’hui, qui ont passé de si longues heures devant les écrans, disposent d’un bagage sans précédent dans ce registre, et savent reconnaître sans hésiter genres, figures et citations – quel dommage de ne pas utiliser ce savoir dans l’enseignement des formes fictionnelles.

Pour ce faire, encore faudrait-il envisager la télé comme une ressource culturelle, et non sous l’angle habituel de la guerre des cultures, qui néglige toute forme populaire récente et ne sait reconnaître que les contenus validés par l’institution. Oui, il faudrait apprendre la télé aux professeurs, majoritairement incapables aujourd’hui de se servir de ces contenus, puisqu’ils ont été exclus de leur formation, et qui ne peuvent guider les élèves, livrés à eux-mêmes dans leurs choix de consommation télévisuelle. Un cercle vicieux qui enferme l’école dans un pur schéma reproductif. Ce ne sont visiblement pas les associations d’éducation aux médias qui vont l’aider à en sortir.


Billet initialement publié sur L’Atelier des icônes, un blog de Culture visuelle.
Crédits photo via Flickr : Autowitch [cc-by-nc-sa] ; Digital Noise [cc-by-nc-sa] ; An untrained eye [cc-by-nc]

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Interdire de photographier au musée est un contresens http://owni.fr/2011/02/21/la-photo-au-musee-ou-l%e2%80%99appropriation/ http://owni.fr/2011/02/21/la-photo-au-musee-ou-l%e2%80%99appropriation/#comments Mon, 21 Feb 2011 12:00:53 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=47779 Ah! Si seulement la culture restait l’affaire de quelques-uns, esthètes raffinés à même de profiter de la délectation des œuvres! Manque de chance, la populace aussi aime les musées, et s’y précipite en «cohortes», quand ce n’est pas en «hordes». Et pire du pire, ces pique-assiettes qui ont l’audace de prendre Malraux au mot se promènent habituellement munis de sandwiches au pâté et d’appareils photos derrière lesquels ils s’abritent, au lieu de s’abîmer dans la contemplation d’Un enterrement à Ornans.

J’exagère ? À peine. Réponse au très bon article de Vincent Glad qui commentait l’action du groupe Orsay Commons, militant contre l’interdiction de photographier au musée, le “Plaidoyer pour le no photo” du critique musical Jean-Marc Proust aligne plus de clichés que ceux qu’il reproche aux visiteurs de produire.

Rappelant le rôle de l’émotion dans le rapport à l’œuvre, le critique s’étonne même que l’initiative du musée puisse être critiquée, «car c’est faire œuvre de salubrité publique que de rappeler aux forcenés de la pixellisation ce pour quoi ils ont acheté un ticket d’entrée… Vouloir photographier les œuvres au point d’en faire une liberté essentielle, est un combat absurde, vain, dérisoire.»

Inutile d’accuser Jean-Marc Proust de snobisme : il a pris les devant, croyant couper l’herbe sous les pieds de ses contradicteurs. Pourtant, autant que son allergie anti-photographique, ses thèses esthétiques ou les références très common knowledge qui émaillent sa démonstration (Picasso, Proust Marcel, Jean-Luc Godard…) témoignent surtout d’une connaissance limitée au minimum scolaire de l’histoire culturelle.

Que nous apprend la lecture des historiens du tourisme ou des sociologues de la culture? Que les pratiques scopiques qui motivent l’expérience du déplacement s’accompagnent depuis les pélerinages médiévaux d’un commerce de petits objets symboliques du plus grand intérêt. C’est probablement à Saint-Pierre de Rome que s’est ouverte la première boutique de souvenirs, et la bondieuserie est aujourd’hui encore le modèle fondateur de l’industrie universellement répandue de ces sortes d’objets transitionnels, supposés à la fois marquer notre participation individuelle à un événement prescrit par la culture collective, fournir une trace reliquaire de notre présence en un lieu consacré, et amoindrir notre souffrance de ne pouvoir faire durer une expérience par nature passagère.

Entre les statuettes de la Vierge en plâtre peint, les petites cuillers décorées de blasons, les porte-clés ou les magnets, la pratique photographique a très naturellement pris sa place dans ce bric-à-brac de la consolation. Avec la dimension supplémentaire que pouvait seule conférer la particularisation de la prise de vue: une individualisation et une appropriativité bien supérieure au souvenir industriel.

L’appropriation n’est pas seulement un usage de l’art contemporain, elle est aussi un caractère fondamental de l’opération culturelle, celui qui permet le partage du patrimoine immatériel qui la fonde. Une culture n’est rien d’autre qu’un ensemble d’informations ou de pratiques dont l’usage commun est reconnu au sein d’un groupe comme marqueur de son identité. L’appropriation est la condition sine qua non de la participation à une culture.

Les conditions de ce partage dépendent étroitement des structures sociales en vigueur. Disposer une statue équestre sur une place convie le bon peuple au spectacle du pouvoir, mais sous la forme d’un tiers exclu dépourvu de toute influence sur l’objet qui a été choisi pour lui. L’idée généreuse, issue des Lumières, qui fonde la création des musées est de faire profiter le public des collections patrimoniales des princes ou des savants. Mais cette forme de partage se borne là encore à permettre aux pauvres de voir ce qui décore les salons des riches. Comme chacun sait, au musée, on ne touche pas. Difficile alors pour le peuple admis sur la pointe des pieds de se sentir propriétaire des merveilles dont on lui offre le spectacle.

L’église avait mis en place une série de mécanismes appropriatifs particulièrement efficaces, basés sur l’enseignement et le rituel, favorisant le développement viral d’une culture commune. Plus moderne, le musée est aussi plus libéral: il désigne le goût des classes les plus élevées comme modèle à imiter, en laissant chacun se débrouiller pour acquérir le savoir nécessaire à l’interprétation correcte du spectacle. On ne sera donc pas étonné de constater le fossé entre l’étudiant des beaux-arts, dûment formé aux arcanes de la délectation, et le vulgum pecus, sourd et aveugle aux beautés dont ni l’école ni les outils de communication mainstream n’ont pris la peine de lui donner les clés.

Croire que la haute culture peut être un attribut naturel de la sensibilité est un paradoxe. La culture est culturelle, c’est-à-dire apprise, et le visiteur de musée dépourvu de bagage se sent très mal à l’aise dans cet espace dont il ne maîtrise pas les codes. Sa capacité de s’approprier les œuvres dans ces conditions est faible pour ne pas dire nulle. Il reste à la porte d’une culture qui ne veut pas de lui.

D’où l’importance que prennent dans ce contexte les mécanismes appropriatifs de la culture populaire: les petits objets magiques du tourisme, les substituts éditoriaux, ou la pratique photographique, qui viennent recréer du lien à l’endroit du manque.

Tous ceux qui prétendent que l’opération photographique dresse un écran entre le spectacle et le spectateur n’ont jamais observé les visiteurs d’un musée. L’acte photographique, quoique rapide, n’en est pas moins réfléchi. Devant une œuvre célèbre, il faut entre une et deux secondes à un visiteur pour élever l’appareil à hauteur d’œil. Cela pour au moins trois raisons. La première, c’est que le regard marche vite et bien. Le spectateur n’a besoin que d’une seconde environ pour identifier ce qu’il voit. L’instant d’après est celui de l’acte photographique, qui intervient de façon parfaitement synchronisée, comme un prolongement et une confirmation du regard. Oui, ce que je vois est suffisamment important pour mobiliser l’opération photographique. Oui, je veux conserver le souvenir et prolonger le plaisir de cet évènement scopique.

Il y a d’autres raisons simples qui expliquent la promptitude du recours à la photo. La visite d’un musée est un exercice contraignant, il y a un parcours à suivre, impossible de passer dix minutes à apprécier une œuvre, on n’aurait plus le temps de finir la visite – et il y a tant à voir. Il suffit de refaire le même parcours sans appareil pour se rendre compte que, démuni de cette béquille, on consacre un temps plus long à l’observation. La photographie est une façon de répondre à la profusion muséale, elle donne l’impression de pouvoir l’affronter, la contrôler avec plus de sérénité. Enfin, le plaisir de la contemplation ne fait pas perdre pour autant le sens de la civilité. Nous savons que d’autres attendent derrière nous, le temps est compté, il faut laisser la place – clic!

Mais c’est quand on délaisse l’observation de l’œuvre pour suivre un groupe ou une famille dans sa déambulation qu’on perçoit le mieux l’utilité de la photo. Les visiteurs ne photographient que ce qu’ils aiment. Ils passent devant les pièces, parfois insensibles, souvent attentifs, mais on voit bien que le geste photographique correspond à chaque fois au point culminant de leur intérêt. Un visiteur ne photographie jamais un objet indifférent. Loin de former écran, la photo est au contraire une marque d’attention, la preuve de l’accueil d’une œuvre au sein du patrimoine privé de chacun, la signature de l’appropriation.

Si la photographie paraît une pratique bien adaptée à l’exercice de la visite, qui permet de gérer et de s’approprier le musée, pourquoi l’interdire? Il n’existe pas de véritable réponse à cette question. L’explication par le souhait de préserver les revenus des produits éditoriaux est démentie par les chiffres. A l’exception des dessins et des photos anciennes, celle de la préservation des œuvres des méfaits du flash n’a pas de fondement scientifique et ne se justifie plus depuis l’avènement de la photo numérique. Reste le désir de protéger les conditions de la délectation.

L’interdiction de photographier est un apanage des musées de peinture. Aucun musée des sciences, dont l’affluence est souvent plus importante et qui comporte plus de dispositifs interactifs, ne considère la photo comme une perturbation de la visite. Édicté pour des raisons mystérieuses aux justifications improbables, l’interdit participe en réalité de la sacralisation de l’œuvre d’art, à laquelle le musée de peinture ne peut tout à fait renoncer.

Plutôt qu’une activité dangereuse, la photographie est au musée une activité vulgaire. Ce que refusent les conservateurs des départements de peinture est précisément sa capacité d’appropriation, qui ne menace ni véritablement le droit ni l’intégrité de l’œuvre, mais qui fait bien pire: métamorphoser la haute culture en culture populaire.

La Joconde n’est plus depuis longtemps un tableau de chevalet. C’est une icône pop protégée par une vitre blindée, qui se visite comme on va voir un concert de Michael Jackson, dans la fièvre et l’hystérie de la rencontre avec un comble de la renommée. On comprend que du point de vue du puriste, cette œuvre puisse être considérée comme perdue pour l’histoire de l’art.

Mais l’invention du musée engage qu’on le veuille ou non un processus de dépossession, un transfert de la propriété des biens culturels des élites vers le peuple. Il ouvre un espace de négociation entre haute et basse culture, qui est sa raison d’être. Préserver les œuvres n’est pas le rôle du musée, mais de l’archive. Et préserver le confort de la visite doit s’opérer par la gestion des flux plutôt que par l’interdiction de la photographie.

D’accord, La Joconde fait frémir. Mais le rapport à la culture se construit dans l’histoire. Le rôle du musée n’est pas de livrer le spectacle de l’icône, il est de faire revenir une deuxième fois le visiteur et de lui apprendre à découvrir ce qu’il ne connaissait pas encore. L’appropriation est l’unique levier de cet apprentissage.

Rome, fontaine de Trévie.

Voir la photo au musée comme une nuisance est un contresens. Si le musée du Louvre a dû renoncer à l’interdiction en 2005 sous la pression du public, si des mouvements militants se mobilisent à Orsay pour faire entendre la voix des visiteurs, ce n’est pas par goût de la pollution visuelle, mais à l’évidence parce que la photographie représente un véritable enjeu pour le tiers exclu de la culture savante. Les conservateurs qui se promènent chaque jour parmi les œuvres doivent comprendre que ceux qui n’ont pas cette chance se servent de la photo pour apprendre le musée.

La photo n’est pas l’ennemie du musée. Comme la majeure partie de la pratique photographique privée, ce qu’elle manifeste est d’abord de l’amour. Refuser aux gens d’aimer les œuvres à leur manière est un acte d’une grande brutalité et un insupportable paradoxe au regard des missions du musée. Pour l’apercevoir, les conservateurs doivent mieux comprendre les logiques de la culture populaire, se rapprocher de ceux qu’ils invitent au spectacle, en un mot faire eux aussi ce qu’ils attendent des visiteurs : un effort d’adaptation culturelle.

En voulant bannir la photo, les musées interdisent en réalité la peinture. Comment expliquer à nos petits-enfants que les seuls absents de nos albums, entre les monuments de Florence et la visite du Science Museum de Londres, sont les tableaux des Offices ou de la National Gallery ? Comment veut-on que la jeunesse d’aujourd’hui fasse participer ces rares merveilles à sa culture visuelle pléthorique si le musée ne l’aide pas à en conserver la mémoire, en plaçant les œuvres sur un pied d’égalité avec le reste de l’offre culturelle? Interdire la photo, c’est punir le musée. Est-ce vraiment cela qu’on souhaite?

Article initialement paru sur Culture Visuelle, L’Atelier des icônes.

Photos d’André Gunthert

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