La construction de l’image de la célébrité – qu’elle fasse partie du star system ou du monde de la politique – commence en réalité bien avant la retouche : « En fait, ce qui va être retouché, ça va être souvent ce qui s’appelle un “rendez-vous”, c’est-à-dire des photos posées et exclusives. C’est-à-dire que, par exemple, un comédien ou une comédienne va dire “ok, on vous accorde une séance photo d’une demi journée” (en général, c’est moins longtemps). Du coup, ça va être peut-être […] avec un styliste, avec un maquilleur, ils vont faire une séance photo avec plusieurs tenues, avec plusieurs ambiances, et, en général, le procès après le shooting c’est de faire valider les photos, c’est-à-dire qu’il y a un pre-editing qui est fait et, une fois ce pre-editing fait, ils peuvent demander (ce n’est pas systématique, même si aujourd’hui c’est quand même extrêmement répandu), ils vont demander si on peut retoucher, je ne sais pas moi… les cernes… si on peut adoucir la peu, si on peut enlever un bouton…Voilà, dans ce genre de photos, l’agence va faire effectivement retoucher les images », dit Jérôme, photographe et ex-retoucheur dans une agence photo spécialisée en people.
La retouche, précédée par l’organisation de la séance photo et du pre-editing, et suivie par l’éditorialisation qui sera faite par le magazine, n’est donc qu’une des étapes de la construction de ce type d’images, appelées en jargon « rendez-vous » ou « close-ups », lesquelles peuvent être réalisées par un photographe lié à une agence ou à un magazine. Ce type d’images, qui se différencient des photos paparazzi par leur caractère construit – reconnaissable essentiellement par la pose du personnage – font obligatoirement l’objet d’une validation de la part de la star, et passent donc presque systématiquement par l’étape de la retouche. Sylvain le confirme : la célébrité « fait appel à un ou deux photographes pour avoir ce qu’on appelle des “close-ups”, pour avoir des photos dans sa chambre d’hôtel ou en privé ; donc, c’est intéressant pour le magazine, parce qu’ils ne vont pas avoir les photos qu’ont tout le monde. Ça permet à ce magazine d’avoir des photos exclusives, et, à elle, ça lui permet de retoucher ses photos ».
Pages 22-23, Gala n° 897, 18 août 2010. Article « Laurence Ferrari. “Mon bébé est un cadeau du ciel” », photos de Benjamin Decoin / Visual.
Pages 138-139, Elle n° 3332, 6 novembre 2009. Article « Sophie Marceau. L’amour lui va si bien », photos de Kate Barry.
Pages 48-49, Paris Match n° 3077, 7 mai 2008. Article « Nicolas et Carla Sarkozy. Un samedi ensoleillé à l’Elysée », photos de Pascal Rostain.
Une autre caractéristique de ce type de contenus éditoriaux, c’est que, à la différence des photos paparazzi, ils associent aux photos une interview exclusive de la célébrité : « souvent, un portrait posé où la personne va être vraiment mise en valeur, souvent elle est là aussi parce qu’il y a une interview derrière, et l’interview c’est un peu comme la photo qu’on va faire valider, l’interview est en général relue par la personne avant publication », explique Jérôme.
Il y a donc, dans le processus de fabrication de l’image de la star, des intérêts entremêlés : de la part du personnage célèbre, celui de préserver son image à des fins commerciales ou politiques ; de la part du magazine, celui de sauvegarder le capital image du star system, grâce auquel il crée son public, mais aussi celui de ne pas perdre la confiance de la star, avec laquelle de bonnes relations sont indispensables afin de pouvoir obtenir des interviews et des photos exclusives : « les personnalités (parce que ce n’est pas seulement les stars, ça peut être des politiques…), les personnalités ont besoin des journaux pour pouvoir s’exprimer, pour pouvoir toucher un peu l’opinion publique ou passer un capital sympathie, pour passer un message on va dire, pour véhiculer un message, et les journaux ont besoin de ces gens-là pour vendre du papier, parce que avoir de bonnes relations pour faire la couv’ avec des gens très connus, derrière lesquels tous les journaux courent, ou avoir une interview exclusive, ça risque de faire vendre plus de papier que si on a une interview de n’importe quel pinpin. C’est une espèce de cercle vicieux », dit Jérôme. Sylvain, côté magazine, confirme : « il est évident que, si on veut s’attirer les bonnes grâces d’une personne, on évite de publier des photos qui ne sont pas belles, et même des éléments qu’on ne voit pas, parce qu’il y a des choses que nous parfois on ne voit pas ; elle, elle les voit ».
Du point de vue législatif, le droit à l’image des personnes en France contribue au maintien de cet état des choses : en protégeant la vie privée, le code civil oblige les médias à stipuler des accords avec les personnalités afin d’obtenir des images qui ne relèvent pas de la sphère publique, et permet aux célébrités de les poursuivre en justice au cas où ces accords ne seraient pas respectés. Cela explique l’importance des sommes qu’un certain type de presse people, férue de photos paparazzi, verse annuellement aux célébrités en tant que dédommagement. En revanche, d’autres types de magazines, comme Paris Match ou VSD, misent moins sur ce type de scoop en lui préférant les images « contractuelles » En ce qui concerne ces derniers, d’ailleurs, il n’est pas rare qu’une photo paparazzi, qui normalement ne passe pas par la validation de la star, soit retouchée par la rédaction du magazine elle-même afin de sauvegarder l’image de la célébrité, et donc les relations avec celle-ci. C’est le cas décrit par Marc Simon, responsable du service photo de VSD, qui, en parlant d’une des photos de Ségolène Royal faisant partie du reportage paparazzi publié par Paris Match en juillet 2007, explique : « C’est une photo prise en vacances, à son insu. Si on l’avait passée, on aurait enlevé quelques, un peu, des traces de cellulite pour ne pas être désagréable. Ce sont des retouches qui peuvent se faire par correction »
La même chose vaut pour des photos provenant des agences dites “filaires” (qui normalement ne passent pas par la validation de la star ou de la personnalité politique), lesquelles peuvent aussi être retouchées dans un deuxième temps par la rédaction du magazine afin de protéger l’image de la célébrité, comme l’a montré Paris Match en gommant un bourrelet de Sarkozy sur une photo diffusée par Reuters. Pour Sylvain, rien d’inquiétant là-dedans : « on a enlevé un élément, et c’est ce qu’on appelle une retouche pour embellir une photo, le physique d’une personne. Or, ça s’est porté sur un homme politique, Sarkozy en l’occurrence, mais on oublie une chose, c’est que ça se fait depuis des années, sur la plupart des mannequins, sur la plupart des photos de toutes les vedettes du show-business : quand vous faites une photo, elle demande au photographe avec lequel elle a fait des photos (c’est pour ça qu’ils choisissent souvent un ou deux photographes) de montrer les photos, de retoucher les rides. La retouche elle est faite depuis longtemps sur les photos qu’on voit… ». Mais, de l’autre côté, lorsque la complaisance qui est accordée par le magazine à la star à des fins commerciales se déplace sur un personnage politique, la frontière entre indulgence intéressée et propagande politique tend à s’estomper. Et si, bien sûr, la retouche n’est qu’une étape du processus d’éditorialisation subi par l’image, elle peut néanmoins représenter un indicateur intéressant pour comprendre de quelle façon l’on utilise les images, et dans quel but.
Capture d’écran du site internet du Time.
Pages 60-61, Paris Match n° 3038, 9 août 2007. Article « Nicolas Sarkozy, l’été américain ».
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Billet initialement publié sur Métamorphoses, un blog de Culture Visuelle
Le cas récent de l’exclusion de Stepen Rudik par le jury du World Press Photo, signalé par Sébastien Dupuy, a replacé la question de la retouche au centre de l’attention. Mais, la notion même de « retouche » étant loin d’être neutre, il est intéressant d’observer à quelle vision de la photographie elle est liée et quel système de valeurs elle met en mouvement lorsqu’on l’utilise. Si, en effet, l’on peut dire que parler de « retouche » nous ramène à l’idée d’une intervention humaine qui viendrait « parasiter » l’acte photographique, déjà conclu en lui-même, l’on pourrait se demander pourquoi certains groupes et institutions veulent encore préserver la pureté du médium à une époque où le numérique rend extrêmement faciles et presque indétectables les retouches photographiques.
La réponse pourrait se trouver dans le statut que la photographie a depuis sa naissance et qui est profondément lié à son haut degré d’automaticité. Comme Daguerre lui-même le précise, le daguerréotype « n’est pas un instrument qui sert à dessiner la nature, mais un procédé physique et chimique qui lui donne la facilité de se reproduire elle-même »[1]. Depuis ses origines, la photographie serait donc un moyen de « reproduction », et non pas de « représentation » ; la « médiation » et l’ « interprétation » humaines mises à l’écart grâce au corps mécanique et automatique de l’appareil (la célèbre expression de George Eastman « you press the button, we do the rest » est à ce propos très parlante) on arriverait à l’« objectivité » nécessaire pour obtenir une image qui n’est plus une copie de l’objet, issue d’une interprétation humaine, mais « cet objet lui-même […] libéré des contingences temporelles »[2]. Comme André Bazin l’explique, « le phénomène essentiel dans le passage de la peinture baroque à la photographie ne réside-t-il pas dans le simple perfectionnement matériel (la photographie restera longtemps inférieure à la peinture dans l’imitation des couleurs), mais dans un fait psychologique : la satisfaction complète de notre appétit d’illusion par une reproduction mécanique dont l’homme est exclu. La solution n’était pas dans le résultat mais dans la genèse »[3].
Et si, comme Bazin le souligne, l’on pourrait déjà reconnaitre les premiers pas de l’esthétique réaliste de l’image photographique dans les représentations picturales de la Renaissance, il ne va pas de même pour son « objectivité », qui est obtenue seulement au moment où le daguerréotype permet de mettre de côté l’humain (en lui substituant l’ « objectif »)[4], comme s’il s’agissait d’un intrus entre la nature et l’image de la nature même. Dans ce contexte, une expression de Barthes comme « la photographie est une image sans code »[5] prend toute son ampleur : libéré de la « médiation » humaine, « le référent adhère à la photographie »[6]. Bazin, encore une fois, le dit de façon éclairante : « tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme; dans la seule photographie nous jouissons de son absence »[7]. William J. Mitchell pointe aussi l’importance de l’automaticité photographique pour la mettre en relation avec les images « acheiropoïètes » (non faites de main d’homme), en ce qui concerne le passé, et les procédures de production du discours scientifique, en ce qui concerne le présent, car l’absence de l’intervention de l’homme semblerait dans tous ces cas fournir la garantie de l’absence de manipulation, et donc une « véridicité » supposée.[8]
Mais comment pouvoir oublier le geste de l’homme, quand tout dans la photographie est là pour nous le rappeler ? Choix du sujet, de l’exposition, cadrage, recadrage, tirage, impression et contexte de publication, sans parler de l’invention de la technique photographique elle-même : tout cela nous renvoie sans cesse à l’acte médiateur qui est à la base de l’image photographique, et que tant de photographes plus ou moins proches de la création artistique ont revendiqué pour parler de la photographie comme d’un moyen d’expression à part entière. Ce grand oubli doit bien avoir une explication, qui est à chercher peut-être dans la vision naturaliste moderne, laquelle oppose « un esprit plus ou moins immatériel et un monde corporel objectif, c’est-à-dire dont les propriétés seraient spécifiées préalablement à toute opération de connaissance »[9], et qui a fait de la photographie l’une de ses techniques privilégiées pour l’observation de ce monde. Dans un monde où l’interprétation, la « médiation » de l’homme n’est plus nécessaire pour arriver aux choses, ou, pire encore, déforme ou manipule les choses mêmes, à quoi bon la prendre en considération ? Mais sans s’aventurer dans de telles spéculations, l’on ne peut pas nier que, même pour le sens commun, l’interprétation s’oppose à l’objectivité, et que cette dernière est gagnante si l’on veut entendre un discours « sérieux ».
Parler de « retouche » par rapport à la question du travail numérique postérieur à la prise de vue signifierait donc l’opposer à une présumée « véridicité » de la photographie telle qu’elle existe au moment de sa « capture ». Comme le souligne André Gunthert, l’exclusion de Stepan Rudik par le jury du World Press Photo s’appuie sur une telle conception de la photographie, pour laquelle le fichier RAW constitue un moyen pour distinguer le travail de prise de vue de celui de l’intervention postérieure avec les outils numériques[10]. Mais cette vision de l’image photographique, répandue dans le milieu du photojournalisme et qui présuppose une technique « transparente » et « mimétique » par rapport aux objets du monde, s’oppose non seulement à une photographie supposée « fausse » ou « menteuse » mais aussi, d’un autre point de vue, à une photographie en tant que « moyen expressif ». La photographie en tant que « document » s’oppose donc à la photographie en tant que « création », et, en quelque sorte, les deux se définissent mutuellement.
Mais comment cette opposition peut-elle tenir la route si, comme nous l’avons vu précédemment, elle repose sur l’idée facilement contestable du mimesis de l’image par rapport au monde ? Évidemment, et comme Tom Gunning le suggère, « la valeur sociale de la prétendue vérité de la photographie »[11] doit garder des encrages profonds au sein de notre société pour que cette dernière continue à croire dans le réalisme de l’image photographique. Selon Gunning, les outils numériques de retouches ne menaceraient donc pas cette vérité : « Puisque celle-ci est autant le produit d’un discours social que la qualité indicielle de l’appareil, il est fort probable que l’on trouvera le moyen de la préserver, du moins dans certaines circonstances. Le risque sera toujours un risque, sans devenir une fatalité. De même, puisque la fascination d’une photo truquée repose en partie sur sa vraisemblance, il est probable que même sur un plan populaire ou artistique, la photographie continuera de donner l’impression d’enregistrement exact de ce à quoi ressemblent les choses, faute de quoi l’on prendra beaucoup moins de plaisir à la distorsion »[12].
L’exclusion de Stepan Rudik constituerait-il donc un mal mineur pour la photographie, indispensable à cette dernière pour maintenir l’encrage dans le « réel » et continuer à exister en tant qu’entité autonome et indépendante des autres formes d’illustration? Même s’il est légitime de poser la question sous cet angle, il reste néanmoins souhaitable de s’interroger sur la nature des liens que la photographie entretient avec ce « réel », aussi bien que de ceux que nous entretenons avec la photographie elle-même.
[2] André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, éd. du Cerf, 1990, p. 14.
[3] Ibid, p. 12.
[4] Voir ibid. p. 13.
[5] Roland Barthes, « Le message photographique », Communications, n° 1, 1962, p. 127-138.
[6] Id., La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 18.
[7] A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 13.
[8] Voir William J. Mitchell, The Reconfigured Eye, Visual Truth in the Post-photographic Era, Cambridge (Massachusetts), The MIT Press, 1994, p. 28.
[9] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 259.
[10] Voir André Gunthert, « Le détail fait-il la photographie ? », L’Atelier des icônes, 7 mars 2010.
[11] Tom Gunning, « La retouche numérique à l’index », Études photographiques n°19, décembre 2006.
[12] Ibid.
]]>Billet initialement publié sur Métamorphoses, blog de Culture visuelle
Le support pour les dessins de Gilles est Photoshop, qui permet de dessiner directement sur les photographies en utilisant les calques et surtout une tablette graphique. Sur Photoshop, la forme du pinceau peut être réglée afin d’avoir différents rendus selon la pression ou l’inclinaison du stylet, de façon à simuler l’usage du crayon sur le papier. La technique de Gilles, c’est de retraduire les différentes zones de la photographie en plusieurs aplats colorés ; les objets du fond restent sans contours, alors que les personnages sont délimités par des traits noirs.
Le résultat est naturellement loin de l’image photographique de départ, mais ce qui est intéressant, c’est que certains effets photographiques sont conservés, comme des jeux d’ombres et de lumières, des cadrages qui “coupent” les personnages ou certains bougés typiques de l’image photographique. Ces effets se retrouvent surtout dans des scènes nocturnes, puisque ils retraduisent le rendu de la photographie de nuit, et notamment les formes allongées et floues des lumières (dues à un long temps de pose, nécessaire avec une faible luminosité), ou des images très sombres avec seulement quelques points de lumière (dues au fait que la latitude d’exposition de l’appareil, c’est-à-dire la faculté à restituer une plage de luminosité sans sous-exposer ou surexposer des zones très contrastées, est beaucoup plus faible par rapport à celle de l’œil humain).
Gilles m’explique que, parmi toutes les techniques qu’il a expérimentées, celle-ci est celle avec laquelle il arrive le mieux à donner un « caractère physique » à ses personnages et à son histoire, et à les faire en quelque sorte « être là » : « Avant, je dessinais tous les objets du décor séparément et, après, je les rassemblais en faisant un collage, mais le résultat n’était pas crédible, ça ne se tenait pas ». Dans ce cas, Photoshop sert donc de support pour passer d’une photographie au dessin, et c’est justement la proximité entre ces deux « systèmes » d’images qui permet de conserver une perspective unifiée pour le décor et les personnages.
Cette technique peut être vue comme le correspondant pour l’image fixe de ce qu’est la « rotoscopie » pour l’image animée, un procédé qui consiste à transformer un film en dessin animé. La rotoscopie n’est pas une nouvelle technique (elle a été inventée en 1914 et utilisée plusieurs fois par Disney); cependant, de nouveaux styles sont issus des plus récents moyens d’« abstraction photographique », et notamment du logiciel Rotoshop (dont le nom rappelle expressément celui de Photoshop), qui permet l’« interpolation » des images en mouvement et le « freezing » pour figer les décors, et qui a été utilisé pour les films Waking Life (2001) et A Scanner Darkly (2006).
Comme Fanny Lautissier l’a déjà observé pour le film Valse avec Bachir, on assiste dans ces cas à « une contamination visuelle de la représentation à vocation réaliste par une dimension imaginaire »[1]; parallèlement, en ce qui concerne Nord, Nord-Est, des « effets de réel » provenant de l’esthétique photographique sont utilisés pour rendre les décors dessinés plus crédibles et pour nous plonger dans une histoire. Est-ce que ce « photoréalisme » peut nous faire réfléchir sur le rôle de l’image et sur sa capacité de « mise en scène » et « réalisation » d’un récit?
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