OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 L’humain, moins bon en probabilités que les pigeons? http://owni.fr/2011/05/21/lhumain-moins-bon-en-probabilites-que-les-pigeons/ http://owni.fr/2011/05/21/lhumain-moins-bon-en-probabilites-que-les-pigeons/#comments Sat, 21 May 2011 08:27:38 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=63777 Vous souvenez-vous du paradoxe de Monty Hall, dont je vous avais parlé dans ce billet ? Il s’agit d’un jeu imaginaire où vous essayez de gagner un cadeau, caché derrière une seule des trois portes fermées se trouvant devant vous. Dès que vous avez choisi une porte, l’animateur du jeu -qui sait où est la bonne porte- vous indique une porte “perdante” parmi celles que vous n’avez pas choisies et, bon prince, il vous laisse la possibilité de modifier votre choix. Le feriez-vous ? La majorité des gens préfère maintenir leur choix initial au motif qu’ils ont l’impression que, de toute façon, ils ont une chance sur deux de gagner. En réalité, ils auraient deux fois plus de chance de gagner s’ils modifiaient leur choix (si vous n’êtes pas convaincus, faites le test vous-même sur ce site).

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le  paradoxe de Monty Hall expliqué dans le film “21″ [en]

J’ai découvert dans l’excellent blog de Sciences Etonnantes que l’on a fait passer à des pigeons un test similaire avec des boîtes opaques dont l’une seulement contient de la nourriture. Et  là, surprise : à force de répéter le jeu, les pigeons finissent par piger le truc et adoptent à 96% la bonne stratégie, alors que, dans la même situation, un tiers des humains ne démordent pas de leur choix initial. Mais après tout, le pigeon n’est-il pas un peu girouette par nature ? Pour valider ou écarter cette explication phylogénétique (quoique je ne sois pas bien sûr de la classification exacte des girouettes), les auteurs ont testé une variante où la meilleure stratégie consiste à ne pas changer d’avis. Et là encore les pigeons sont meilleurs que nous. Quelle honte ! Je suppose que notre contre-performance s’explique par le fait que l’on choisit une stratégie a priori, alors que les pigeons se laissent juste guider par l’expérience. Or, on rechigne naturellement à remettre en cause la stratégie qu’on a choisie, même si l’expérience montre qu’on aurait intérêt à le faire. Nous finissons par être prisonniers de nos préjugés, en quelque sorte, malgré l’évidence.

L’aversion au gaspillage : une irrationalité bien humaine

Il me semble qu’on a affaire ici à un biais très comparable au sunk cost effect (effet des “fonds perdus”, cf ce billet). Si vous achetez un billet pour un concert ou une place de théâtre, le soir venu vous vous sentez obligé d’y aller, même si vous n’en avez plus du tout envie et qu’en plus le spectacle est retransmis à la télé. Vous êtes réticent à l’idée d’avoir dépensé inutilement votre argent alors que l’argent dépensé est de toute façon perdu, que vous alliez ou non au spectacle. La seule décision rationnelle consisterait à rester chez vous si ça vous chante et tant pis pour le billet perdu.

C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, mais les animaux et les jeunes enfants ne connaissent pas ce genre d’atermoiements. Comme pour les pigeons de l’expérience précédente, ils choisissent la stratégie qui sur l’instant leur semble la plus pertinente, même lorsqu’elle contredit leurs décisions ou leurs investissements antérieurs. Il n’y a que nous, pauvres humains, qui ayons des états d’âme à renier nos décisions passées. C’est un classique de la psychologie. Certes on choisit ce qu’on croit être la meilleure solution mais nos choix construisent en retour notre identité et l’on se définit en fin de compte par l’ensemble des décisions que l’on a prises. C’est ainsi qu’on a tendance à considérer nos choix passés comme les meilleurs possibles, non pas parce qu’ils le sont mais du seul fait qu’on les a décidés. Si l’expérience montre l’inverse, la dissonance cognitive qui en résulte nous embarrasse et on est tenté de faire la sourde oreille. L’irrationalité naîtrait ainsi (je mets un conditionnel quand même, tout ça n’est que pure spéculation !) du conflit entre réalisme et estime de soi. Chez les animaux, il n’y a pas de construction d’ego qui tienne donc pas de dissonance cognitive et finalement aucun scrupule à renier ses choix ou ses stratégies antérieures. Il me semble donc naturel qu’ils ne soient sujet ni au sunk cost effect, ni à la psycho-rigidité dans un jeu à la Monty Hall.

Biais cognitifs universels ?

Mais bon, dans bien des cas, nos amis les bêtes sont tout aussi irrationnelles que nous. Rien de tel qu’un petit tour au rayon céréales ou yaourts d’un hypermarché, là où l’on peut rester hagard devant tant de choix. Vous hésitez entre les Bio-super-top (A) à 6€ et les Low-sugar-double-plus (B) à 3€ seulement? Si à ce moment là on vous présente des Bio-beurk (A’) à 8€ (donc plus chers et moins bons que A) normalement ça ne devrait rien changer à votre (in)décision. Et pourtant il y a toutes les chances qu’un tel repoussoir vous incite à choisir des Bio-super-top (A), du seul fait qu’ils supportent mieux la comparaison avec les Bio-Beurks. Ce phénomène de “faire-valoir” semble universel chez les humains et de nombreuses expériences ont été montées pour savoir si les animaux y étaient sujets. On a par exemple mesuré chez des abeilles et chez des geais leurs préférences entre deux dispositifs :

Les chercheurs ont trouvé le même biais chez bien d’autres animaux. Grâce à un dispositif astucieux ils ont même réussi à tester Physarum polycephalum, une espèce d’amibe collective, sorte de slime jaunâtre pas très ragoutant auquel ils proposaient de choisir entre plusieurs plats différents. Les graphiques sont exactement les mêmes que les précédents, alors que Physarum polymachin n’a ni cerveau ni système nerveux central ! Peut-être touche-t-on là une limite structurelle de nos systèmes biologiques ? C’est ce que me suggérait récemment Etienne Koechlin. De la même manière qu’on ne peut faire plus de deux tâches conscientes en même temps, notre système neuronal ne pourrait comparer plus de deux choses à la fois. Un peu comme le fléau d’une balance en quelque sorte.

Fortiche les fourmis !

Pour tester cette hypothèse, des chercheurs sont allés chercher un truc vivant dont les prises de décisions ne dépendraient pas d’un système nerveux classique. Ils ont réussi à faire passer le test de “faire-valoir” à des colonies de fourmis. On sait que les fourmis préfèrent les nids protégés de la lumière et dont l’entrée est petite (donc plus facile à garder). Ils les ont donc forcées à choisir entre un nid à petite entrée mais exposé à la lumière (A) ou bien un nid obscur mais avec une entrée large (B). Puis ils ont observé l’effet d’un troisième choix servant de faire-valoir soit à A (DA) soit à B (DB). Et là miracle…

Pour une fois, les fourmis ne semblent pas perturbées dans leurs décisions par des options supplémentaires non pertinentes. Elles sont les seules qui ne sont pas sensibles au biais de “faire-valoir”. Pour cette épreuve, le système de décision collective des fourmis surpasse donc tous les systèmes de décision individuelle, le nôtre compris ! Un bel exemple de “sagesse des foules”, je trouve, qui pourrait expliquer l’extraordinaire succès évolutif des espèces les plus sociales (hommes, insectes, bactéries, rongeurs…)

Sources :
Arkes & Ayton:The Sunk cost and Concorde Effect (1999)
Shafir, Waite & Smith, Context dependent violations in honeybees and jays (2002)
Latty & Beekman: Irrational decision-making in an amoeboid organism (2010)

Billets connexes :
Les fantaisies de Homo Economicus (2): pour plus d’exemples de sunk cost effect et le numéro 3 sur la difficulté de choisir entre trop d’options
Etrange perspicacité collective sur la sagesse des foules
Un peu de gymnastique mentale sur le paradoxe de Monty Hall

>> Article initialement publié sur le Webinet des curiosités

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L’humain, moins bon en probabilités que les pigeons? http://owni.fr/2011/05/04/humain-maths-probabilites-pigeons-animaux/ http://owni.fr/2011/05/04/humain-maths-probabilites-pigeons-animaux/#comments Wed, 04 May 2011 06:49:12 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=34766 Vous souvenez-vous du paradoxe de Monty Hall, dont je vous avais parlé dans ce billet ? Il s’agit d’un jeu imaginaire où vous essayez de gagner un cadeau, caché derrière une seule des trois portes fermées se trouvant devant vous. Dès que vous avez choisi une porte, l’animateur du jeu -qui sait où est la bonne porte- vous indique une porte “perdante” parmi celles que vous n’avez pas choisies et, bon prince, il vous laisse la possibilité de modifier votre choix. Le feriez-vous ? La majorité des gens préfère maintenir leur choix initial au motif qu’ils ont l’impression que, de toute façon, ils ont une chance sur deux de gagner. En réalité, ils auraient deux fois plus de chance de gagner s’ils modifiaient leur choix (si vous n’êtes pas convaincus, faites le test vous-même sur ce site).

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le  paradoxe de Monty Hall expliqué dans le film “21″ [en]

J’ai découvert dans l’excellent blog de Sciences Etonnantes que l’on a fait passer à des pigeons un test similaire avec des boîtes opaques dont l’une seulement contient de la nourriture. Et  là, surprise : à force de répéter le jeu, les pigeons finissent par piger le truc et adoptent à 96% la bonne stratégie, alors que, dans la même situation, un tiers des humains ne démordent pas de leur choix initial. Mais après tout, le pigeon n’est-il pas un peu girouette par nature ? Pour valider ou écarter cette explication phylogénétique (quoique je ne sois pas bien sûr de la classification exacte des girouettes), les auteurs ont testé une variante où la meilleure stratégie consiste à ne pas changer d’avis. Et là encore les pigeons sont meilleurs que nous. Quelle honte ! Je suppose que notre contre-performance s’explique par le fait que l’on choisit une stratégie a priori, alors que les pigeons se laissent juste guider par l’expérience. Or, on rechigne naturellement à remettre en cause la stratégie qu’on a choisie, même si l’expérience montre qu’on aurait intérêt à le faire. Nous finissons par être prisonniers de nos préjugés, en quelque sorte, malgré l’évidence.

L’aversion au gaspillage : une irrationalité bien humaine

Il me semble qu’on a affaire ici à un biais très comparable au sunk cost effect (effet des “fonds perdus”, cf ce billet). Si vous achetez un billet pour un concert ou une place de théâtre, le soir venu vous vous sentez obligé d’y aller, même si vous n’en avez plus du tout envie et qu’en plus le spectacle est retransmis à la télé. Vous êtes réticent à l’idée d’avoir dépensé inutilement votre argent alors que l’argent dépensé est de toute façon perdu, que vous alliez ou non au spectacle. La seule décision rationnelle consisterait à rester chez vous si ça vous chante et tant pis pour le billet perdu.

C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, mais les animaux et les jeunes enfants ne connaissent pas ce genre d’atermoiements. Comme pour les pigeons de l’expérience précédente, ils choisissent la stratégie qui sur l’instant leur semble la plus pertinente, même lorsqu’elle contredit leurs décisions ou leurs investissements antérieurs. Il n’y a que nous, pauvres humains, qui ayons des états d’âme à renier nos décisions passées. C’est un classique de la psychologie. Certes on choisit ce qu’on croit être la meilleure solution mais nos choix construisent en retour notre identité et l’on se définit en fin de compte par l’ensemble des décisions que l’on a prises. C’est ainsi qu’on a tendance à considérer nos choix passés comme les meilleurs possibles, non pas parce qu’ils le sont mais du seul fait qu’on les a décidés. Si l’expérience montre l’inverse, la dissonance cognitive qui en résulte nous embarrasse et on est tenté de faire la sourde oreille. L’irrationalité naîtrait ainsi (je mets un conditionnel quand même, tout ça n’est que pure spéculation !) du conflit entre réalisme et estime de soi. Chez les animaux, il n’y a pas de construction d’ego qui tienne donc pas de dissonance cognitive et finalement aucun scrupule à renier ses choix ou ses stratégies antérieures. Il me semble donc naturel qu’ils ne soient sujet ni au sunk cost effect, ni à la psycho-rigidité dans un jeu à la Monty Hall.

Biais cognitifs universels ?

Mais bon, dans bien des cas, nos amis les bêtes sont tout aussi irrationnelles que nous. Rien de tel qu’un petit tour au rayon céréales ou yaourts d’un hypermarché, là où l’on peut rester hagard devant tant de choix. Vous hésitez entre les Bio-super-top (A) à 6€ et les Low-sugar-double-plus (B) à 3€ seulement? Si à ce moment là on vous présente des Bio-beurk (A’) à 8€ (donc plus chers et moins bons que A) normalement ça ne devrait rien changer à votre (in)décision. Et pourtant il y a toutes les chances qu’un tel repoussoir vous incite à choisir des Bio-super-top (A), du seul fait qu’ils supportent mieux la comparaison avec les Bio-Beurks. Ce phénomène de “faire-valoir” semble universel chez les humains et de nombreuses expériences ont été montées pour savoir si les animaux y étaient sujets. On a par exemple mesuré chez des abeilles et chez des geais leurs préférences entre deux dispositifs :

Les chercheurs ont trouvé le même biais chez bien d’autres animaux. Grâce à un dispositif astucieux ils ont même réussi à tester Physarum polycephalum, une espèce d’amibe collective, sorte de slime jaunâtre pas très ragoutant auquel ils proposaient de choisir entre plusieurs plats différents. Les graphiques sont exactement les mêmes que les précédents, alors que Physarum polymachin n’a ni cerveau ni système nerveux central ! Peut-être touche-t-on là une limite structurelle de nos systèmes biologiques ? C’est ce que me suggérait récemment Etienne Koechlin. De la même manière qu’on ne peut faire plus de deux tâches conscientes en même temps, notre système neuronal ne pourrait comparer plus de deux choses à la fois. Un peu comme le fléau d’une balance en quelque sorte.

Fortiche les fourmis !

Pour tester cette hypothèse, des chercheurs sont allés chercher un truc vivant dont les prises de décisions ne dépendraient pas d’un système nerveux classique. Ils ont réussi à faire passer le test de “faire-valoir” à des colonies de fourmis. On sait que les fourmis préfèrent les nids protégés de la lumière et dont l’entrée est petite (donc plus facile à garder). Ils les ont donc forcées à choisir entre un nid à petite entrée mais exposé à la lumière (A) ou bien un nid obscur mais avec une entrée large (B). Puis ils ont observé l’effet d’un troisième choix servant de faire-valoir soit à A (DA) soit à B (DB). Et là miracle…

Pour une fois, les fourmis ne semblent pas perturbées dans leurs décisions par des options supplémentaires non pertinentes. Elles sont les seules qui ne sont pas sensibles au biais de “faire-valoir”. Pour cette épreuve, le système de décision collective des fourmis surpasse donc tous les systèmes de décision individuelle, le nôtre compris ! Un bel exemple de “sagesse des foules”, je trouve, qui pourrait expliquer l’extraordinaire succès évolutif des espèces les plus sociales (hommes, insectes, bactéries, rongeurs…)

Sources :
Arkes & Ayton:The Sunk cost and Concorde Effect (1999)
Shafir, Waite & Smith, Context dependent violations in honeybees and jays (2002)
Latty & Beekman: Irrational decision-making in an amoeboid organism (2010)

Billets connexes :
Les fantaisies de Homo Economicus (2): pour plus d’exemples de sunk cost effect et le numéro 3 sur la difficulté de choisir entre trop d’options
Etrange perspicacité collective sur la sagesse des foules
Un peu de gymnastique mentale sur le paradoxe de Monty Hall

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http://owni.fr/2011/05/04/humain-maths-probabilites-pigeons-animaux/feed/ 3
Quand le web tue la frustration http://owni.fr/2011/04/19/quand-le-web-tue-la-frustration/ http://owni.fr/2011/04/19/quand-le-web-tue-la-frustration/#comments Tue, 19 Apr 2011 07:41:10 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=34580 Nos processus non conscients font l’essentiel du boulot -décider, bouger, ressentir, percevoir, juger, croire etc. Notre conscience planifie en amont et refait l’histoire après coup, mais sur le moment elle se contente de résister aux mille et une tentations qui s’offrent à chaque instant. Mais comment fait-elle ?

La récente crise américaine a montré à quel point nous résistons difficilement aux tentations de la consommation à crédit. La nature ne nous a pas dotés d’un système mental spontanément capable de refuser des gratifications immédiates -s’acheter une maison, consommer des sucreries ou fumer une cigarette- au nom des conséquences futures, financières, médicales ou autres. Il faut croire que ce genre de stoïcisme n’avait pas une grande utilité adaptative pour les premiers hominidés, trop heureux de manger tout ce qui leur tombait sous la main.

A défaut de l’inné, c’est donc grâce à l’apprentissage qu’il a fallu acquérir ce self-control.
Comme l’explique Antonio Damasio :

l’insuffisante éducation de nos processus non conscients explique par exemple pourquoi nous sommes si nombreux à ne pas réussir à effectuer ce que nous sommes censés faire en matière de régime alimentaire et d’exercice physique. Nous pensons que nous avons le contrôle mais ce n’est pas souvent le cas, les épidémies d’obésité, d’hypertension et de maladies cardio-vasculaires le montrent bien. Notre biologie nous incite à consommer ce que nous ne devrions pas, tout comme les traditions culturelles qui en proviennent et ont été façonnées par elle, ce qu’exploite la publicité. N’y voyons pas un complot. C’est naturel. Peut-être est-ce justement le lieu d’apprendre à se doter d’habiletés érigées en rituels.

Cette dernière phrase m’a donné à réfléchir. C’est vrai que les rites civils ou religieux ont en commun de toujours mélanger contraintes (une date et un rituel précis, un cadre vestimentaire particulier), plaisirs (un bon repas, un moment agréable) et frustrations (jeûne, interdits alimentaires ou horaires à respecter). Les rites participeraient-ils ainsi à notre apprentissage social de résistance à la tentation?

Trois exemples culturels où la frustration est un plaisir

Et si, plus généralement, l’art et la culture participaient de cet apprentissage grâce à leur part de “frustration plaisante” ? En y réfléchissant l’idée tient peut-être la route. Je vous ai parlé de la dopamine qui nous procure une délicieuse giclée de plaisir quand on résout une grille de Sudoku. En réalité, cette fameuse dopamine commence son travail au moment même où nous nous attaquons au problème. Le seul fait d’anticiper le plaisir de trouver nous fait déjà plaisir. Vous avouerez que c’est quand même un peu strange comme comportement. Ca me rappelle l’histoire du fou qui trimballe une énorme valise bourrée de trucs inutiles, juste pour le plaisir d’être soulagé quand il la pose par terre. C’est pourtant exactement ce qui se passe: on finit par prendre plaisir dans le seul fait de chercher la solution. Plus c’est difficile, meilleur c’est ! La frustration fait apparemment partie intégrante du plaisir du cruciverbiste.

Même mécanisme pour la sexualité, ou plus exactement pour l’érotisme qui en est la construction culturelle. Ben oui ! Qu’est-ce que l’érotisme si ce n’est l’art de dérober l’objet du désir en même temps qu’on le dévoile ? Comme pour les mots croisés, notre acculturation est telle qu’un déshabillé sexy nous fait bien plus d’effet qu’une nudité complète. Ici encore, le comble du raffinement sexuel passe par une subtile dose de frustration.

Troisième exemple : le plaisir musical dont je vous ai parlé dans ce billet. Dans un morceau de musique, une des manières classiques de créer l’émotion consiste à attirer l’oreille vers une conclusion qui se dérobe au dernier moment. En jazz, c’est flagrant. Tout l’art du solo consiste à différer la résolution d’une improvisation. Lorsqu’enfin le musicien conclut en revenant à la tonique, les applaudissements ressemblent à une forme de libération des auditeurs, après une longue attente. Même chose en littérature: qu’est-ce que Shakespeare nous aurait raconté si Hamlet avait tué son oncle dès le premier acte, des blagues Carambar ? Par définition, la construction littéraire consiste à retarder le plus longtemps possible un dénouement attendu. Une vraie histoire de sado-maso je vous dis ! Pour apprécier, le public doit être (légèrement) frustré dans ses attentes.

Internet : anti-frustration ou zapping permanent ?

Si les rituels et la culture traditionnelle semblent bien nous aider dans cette voie, la technologie fait exactement l’inverse : sa raison d’être est de nous simplifier la vie, de supprimer les contraintes et nous faire gagner du temps. Au lieu de nous habituer à tolérer une certaine frustration de nos envies, l’idéal technologique se trouve quelque part du côté de la disponibilité permanente, de l’instantanéité et de la gratuité. Avec la révolution numérique l’impatience a repris ses droits sur notre cerveau, que ce soit pour communiquer, suivre l’actualité ou trouver une info n’importe où, n’importe quand. Dans un fameux article de 2008 (Is Google making us stupid?), Nicholas Carr s’inquiète de l’impact d’un tel bouleversement sur nos habitudes mentales. Il est si gratifiant de cliquer sur un lien hypertexte pour obtenir une réponse, que l’on finit par ne plus lire autrement qu’en butinant superficiellement l’internet de site en site. L’internet a bouleversé nos habitudes de lecture au point que Nicholas Carr s’avoue incapable de lire un livre entier. Et il s’effare de voir sa capacité de concentration dégringoler dans un environnement saturé de sollicitations. Je ne sais pas vous, mais perso je ne rêvasse plus trop en attendant le métro, tant il est tentant de jouer avec mon smartphone. Comblés par les écrans interactifs, nous en deviendrions accros, comme ces rats de laboratoires qui s’administrent de la dopamine directement dans le cerveau en appuyant frénétiquement sur un levier.

Et c’est vrai qu’on considère souvent la génération Y – celle qui est née avec un écran dans les mains – comme incapable de rester longtemps concentrée sur une seule tâche (sauf un jeu vidéo bien entendu) tant elle a été biberonnée au zapping permanent. En revanche, ils ont développé une étonnante habitude de faire plusieurs choses en même temps, tchattant sur plusieurs conversations à la fois, tout en regardant la télé et en consultant Facebook. A défaut de patience, auraient-ils acquis le don du multitasking? Un tel recâblage neuronal serait d’autant plus surprenant que le cerveau humain est réputé ne pouvoir accorder son attention qu’à une seule chose à la fois.

Le mythe du multitasking

Pour essayer de comprendre comment ces jeunes geeks engrangent l’information et la mémorisent, des chercheurs de Stanford ont comparé leur performances cognitives avec celles d’individus un peu moins branchés. Dans une première tâche (celle de gauche ci-dessous) on leur présentait successivement deux images avec deux rectangles rouges entourés de plusieurs rectangles bleus. Les participants devaient ignorer les rectangles bleus et indiquer simplement si les deux rectangles rouges avaient changé de position entre les deux images. Lorsqu’il y a peu de rectangles bleus parasites, les geeks (HMM dans le graphique) sont aussi doués que les autres (LMM) mais leur performance s’écroule dès qu’il y en a beaucoup. Comme s’ils étaient incapables de ne pas prêter attention à ces motifs de distraction.

Source : Cognitive Control in Media Multitaskers [Pdf]

Que les geeks aient du mal à ne pas se laisser distraire, voilà qui ne surprendra personne. Les chercheurs se sont donc demandés s’ils avaient une meilleure mémoire de travail que les autres. On pourrait en effet imaginer que le multitasking requiert une bonne capacité mémoire pour pouvoir garder le fil de tout ce que l’on fait simultanément. Malheureusement les geeks multitâches s’avèrent moins bons que les autres à repérer les répétitions parmi une séquence de lettres qu’on leur présente (figure de droite). Ils s’emmêlent les pédales lorsque cette répétition est éloignée dans le temps et voient des répétitions là où il n’y en a pas (modalité “3-back” sur le graphe).

Bref, c’est le bazar dans leur tête. Les geeks sont-ils, au moins, doués pour passer rapidement d’une tâche à l’autre ? Même pas : lorsqu’on leur présente une combinaison d’une lettre et d’un nombre (2B par exemple) en leur demandant juste avant de classer soit le nombre (pair/impair) soit la lettre (voyelle/console), ils réagissent plus lentement et font plus d’erreurs que les autres, sans doute car ils ont du mal à s’abstraire de l’information parasite. Pour les chercheurs de Stanford, ils ont tellement l’habitude d’être attentifs à tout ce qui se présente à l’écran qu’ils ont du mal à prioriser la pertinence des alertes. Ils seraient du coup plus sensibles aux distractions (ce que confirme cette autre étude) et auraient plus de mal à focaliser leur attention uniquement sur ce qui a de l’importance.

Après des siècles de pratiques rituelles et culturelles passés à apprivoiser le sentiment de frustration, l’internet (et la pub) seraient-ils en train de saper notre fragile capacité de concentration et de résistance à la tentation ? Bon, si c’est ça, j’éteins mon ordi et je sors profiter du printemps. Sans mon portable !

Sources
Antonio Damasio, L’autre Moi-même
Science&Vie Junior (avril 2011) : un excellent article sur la manière dont internet reformate notre cerveau

Billets connexes
Synapses en do majeur (3): qui explique comment nos émotions musicales naissent de la légère violation de nos attentes.
Non-sens interdit (2) sur les délicieux effets de la  dopamine.
La tête ailleurs, sur la difficulté à résister à la tentation et à focaliser son attention sur plusieurs choses en même temps.

>> Article initialement publié sur le Webinet.

>> Photo Flickr CC PaternitéPas de modification par ryantron et AttributionNoncommercialNo Derivative Works Amaury Henderick

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T’oublies or not to be http://owni.fr/2011/02/16/toublies-or-not-to-be/ http://owni.fr/2011/02/16/toublies-or-not-to-be/#comments Wed, 16 Feb 2011 08:24:22 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=34084 L’oubli nous évoque un phénomène inévitable, une sorte de dégradation naturelle de la mémoire comme l’érosion qui effacerait des traces sur le sable. Alors que la mémoire semble être le propre du vivant, un courageux effort contre-nature, on associe plutôt l’oubli au monde de l’inerte, à la nature qui reprend ses droits après la mort. L’analogie est tentante mais trompeuse. Je vous avais déjà raconté dans ce précédent billet sur les trous de mémoire combien l’oubli est un processus plus subtil que ça. Non seulement on peut oublier sur commande mais surtout l’oubli nous est bien utile pour s’adapter au changement, nous évitant le blanc devant le distributeur de billets lorsque notre code confidentiel a changé. Au hasard de mes lectures j’ai découvert bien d’autres cas où l’oubli s’avère être un auxiliaire à la fois discret et précieux de notre mémoire…

Le Babel des babils

Avant les années 1970, on pensait qu’un bébé apprenait sa langue maternelle à partir d’une page blanche, et que ce n’était qu’à force d’entraînement que son oreille parvenait à reconnaître tel ou tel son. Or on s’est rendu compte que dès l’âge de un mois un bébé sait distinguer des sons très proches comme “ba” ou “pa”. Et puis, en 1985: on a découvert qu’à six mois des bébés anglais pouvaient faire la différence entre des phonèmes étrangers (le Ta ‘rétroflexe’ et le ta ‘non rétroflexe’ en Hindi, ou deux phonèmes ki/qi tout aussi exotiques en langue Salish) qu’un adulte ne sait même pas distinguer! Cette capacité diminue avec l’âge et disparaît vers 12 mois: l’inverse exact de ce à quoi on s’attendait:

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, un bébé naîtrait donc avec une capacité innée à distinguer une très large gamme de phonèmes, une espèce de grammaire universelle, commune à toutes les langues. L’apprentissage d’une langue maternelle le contraint paradoxalement à “oublier” tous les sons non-significatifs afin de mieux se focaliser sur ceux qui sont pertinents. A six mois les voyelles non usuelles passent à la trappe et à un an c’est le tour des consonnes. Peu à peu les subtilités des autres langues disparaissent de son oreille et sa petite tour de Babel intérieure se volatilise progressivement. Une fois adultes les espagnols ne distinguent pas un v d’un b ou un u d’un ou, que les français n’entendent rien aux différents r hollandais, que les japonais confondent l et r, que les allemands ne font pas la différence entre b et p, s et z etc. Le mot “barbare”ne désignait-il pas pour les Grecs tous ceux qui s’exprimaient par onomatopées “bar-bar-bar”?

Ils se ressemblent tous!

Le même phénomène de désapprentissage est à l’œuvre pour ce qui concerne la reconnaissance des visages.

Les visages utilisés dans le test

Pourquoi confondons-nous les visages des Asiatiques ou des Africains? Cette difficulté à reconnaître les faciès des autres ethnies n’est pas liée à nos préjugés ou à notre mauvaise volonté car on la retrouve chez tous les peuples: pour un chinois, tous les visages européens sont identiques. Or cette indiscrimination n’est pas innée: les nourrissons de trois mois sont tout à fait doués pour distinguer les traits d’une grande variété de visages africains, chinois, européens ou du Proche-Orient. A mesure qu’ils grandissent, les bébés se focalisent sur les types de visages auxquels ils sont fréquemment exposés et ils perdent leur capacité à différencier les autres ethnies. A neuf mois les enfants sont devenus incapables de distinguer des visages qui ne sont pas européens. Cet étrange désapprentissage serait le prix à payer pour reconnaître très rapidement les membres de sa propre ethnie et y focaliser ses capacités d’identification. Comme pour les langues étrangères dont on n’arrive plus à percevoir les subtilités, on range mentalement les visages des autres ethnies dans la catégorie “pas de chez moi”, sans pouvoir les distinguer les uns des autres.

Oublier la symétrie gauche-droite pour pouvoir lire

Nous sommes câblés pour assimiler un objet à son image dans un miroir car à part le croissant de lune dont l’orientation indique si elle est croissante ou décroissante, la plupart des objets naturels se présentent indifféremment sous leur profil droit ou gauche. C’est la raison qu’avance Stanislas Dehaene pour expliquer pourquoi les enfants qui apprennent à écrire ont souvent tendance à tracer leurs lettres à l’envers, comme dans un miroir, et confondant les b et les d, les p et les q. Pour apprendre à lire et à écrire il faut donc là aussi désapprendre à considérer comme équivalents la gauche et la droite…

Oublier, ça s’apprend!

Apprendre à vivre c’est aussi pouvoir surmonter ses peurs et ses angoisses, savoir oublier un aboiement effrayant, un chagrin d’amour ou une grosse frayeur à vélo. La manière dont un souvenir s’atténue dans notre mémoire est là encore assez différent de ce qu’on pourrait imaginer intuitivement.

Si vous entraînez un rat à avoir peur d’un son particulier en lui administrant un petit choc électrique chaque fois qu’il l’entend, vous pouvez assez facilement le “déconditionner” en l’exposant au son sans le choc, ou mieux en y associant de la nourriture. Au bout d’un moment, le son n’effraie plus notre ami le rat. Le conditionnement initial a-t-il été oublié? Pas du tout bien sûr: il revient au galop si longtemps après vous associez à nouveau un choc électric au son. Le conditionnement était simplement masqué, prêt à reprendre du service à la moindre alerte. L’observation de son petit cerveau confirme qu’après déconditionnement la peur originale est toujours bien présente (dans l’amygdale cérébrale, vous vous souvenez? On en avait parlé dans ce billet), mais qu’elle est inhibée par une autre zone du cerveau (le cortex préfontal). Ce qu’on prend pour de l’oubli est en réalité un nouvel apprentissage qui réfrène le premier comportement réflexe. D’ailleurs, en cas de lésion dans cette aire préfrontale, l’animal reste tout à fait capable d’apprendre une  nouvelle peur conditionnée, mais il est beaucoup plus difficile à déconditionner.

Pareil chez nous, les humains: on n’oublie pas une expérience traumatisante en effaçant ses traces de notre tête comme si c’était une ardoise. Un tel souvenir ne s’oublie pas, il s’apprivoise tout au plus. Pour qu’il perde un peu de sa charge émotionnelle et cesse de nous griffer, il faut apprendre à lui associer d’autres expériences positives ou neutres: remonter en selle tout de suite après sa chute, revenir sur les lieux d’un drame personnel, parler de ce qui nous a blessé etc. Bon, je ne me moquerai plus de ces fameuses “cellules d’aide psychologique” qu’on déploie de toute urgence dès qu’il y a une catastrophe quelque part…

Pas évident d’oublier dans le fond de son cerveau…

Credit: Deborah Hannula

Vous avez sans doute déjà joué à essayer de deviner l’objet qu’on a retiré d’une pièce ou d’une table que vous aviez bien observée au préalable? Et bien même si vous ne connaissez pas la réponse, vos yeux se poseront inconsciemment plus longtemps à l’endroit de l’objet manquant. On a fait l’expérience avec des volontaires à qui l’on a présenté 216 photos montrant des visages devant un paysage. Ensuite on demandait aux participants de choisir parmi trois visages, lequel ils avaient vu face à ce paysage. Pendant qu’ils réfléchissaient, les chercheurs ont analysé la direction de leur regard et ont découvert que lorsqu’ils regardaient au bon endroit, leur hippocampe (la petite zone du cerveau en charge de la mémoire) s’activait pile à ce moment précis, même s’ils optaient finalement pour un mauvais choix par la suite. Ils en ont conclu que le souvenir était bien présent physiologiquement, mais insuffisamment fort pour réveiller la conscience et faire le bon choix.

Oublier signifierait donc tantôt masquer, inhiber un souvenir, tantôt en perdre l’accès à la conscience. De la même façon “qu’effacer” un fichier informatique ne signifie pas gommer chacun des bits qui le compose mais supprimer l’index qui permet de les retrouver et de les mettre dans le bon ordre. Tout comme les experts arrivent à récupérer certains fichiers effacés par erreur ou malveillance, il arrive qu’une stimulation profonde de certaines zones du cerveau fasse ressurgir puissamment un souvenir qu’on avait complètement oublié. Drôle de bestiole décidément que l’oubli: il se niche là chez les nourrissons, lorsqu’on penserait qu’il n’y a rien à oublier et il se dérobe là où la mémoire semble justement faire défaut. Homer Simpson, grand connaisseur de l’âme humaine, avait raison: l’oubli est indispensable pour apprendre:

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Singer est-il le propre de l’Homme? http://owni.fr/2011/01/27/singer-est-il-le-propre-de-l-homme/ http://owni.fr/2011/01/27/singer-est-il-le-propre-de-l-homme/#comments Thu, 27 Jan 2011 11:23:22 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=33977 L’acquisition de comportements nouveaux n’est pas propre à l’espèce humaine, tout le monde en convient désormais tant les preuves d’acculturation abondent dans le règne animal (voir par exemple des exemples dans ce billet). Pourtant ce constat pose une énigme: pourquoi cette “culture” animale serait-elle restée aussi rudimentaire chez des animaux aussi intelligents que les singes, les dauphins ou les corbeaux ?

Oiseau vole !

Le dernier bouquin de Michel de Pracontal (Kaluchua) constitue un bon point de départ pour cette question, même si pour défendre l’idée de culture animale il caricature parfois la prudence de certains évolutionnistes à ce propos. Prenons par exemple cette incroyable histoire des mésanges de Swaythling (dans le sud de l’Angleterre): un beau matin de 1927 une mésange un peu plus douée que les autres découvrit comment becqueter le lait des Swaythlinguiens (?), en perçant la capsule des bouteilles qu’on déposait le matin devant leur porte. Cette forme de racket aviaire s’est propagé dans toute la ville puis dans la ville voisine et a finalement gagné tout le pays de proche en proche, comme une épidémie. Elle ne cessa qu’en 1949, lorsqu’on changea le système de fermeture des bouteilles.

Le seul hasard ne pouvant expliquer une telle propagation d’un comportement nouveau, on fut tenté de supposer que les oiseaux se repassaient la combine d’une manière ou d’une autre. Pracontal y voit là la toute première découverte d’une évolution “culturelle” dans le monde animal, au motif que “les mésanges n’ont pas évolué pendant des centaines de milliers d’années pour devenir des spécialistes de l’ouverture des bouteilles de lait. De plus le procédé de décapsulage observé [qui peut varier selon le type d’encapsulage] ne correspond pas à la séquence stéréotypée qui caractérise l’action instinctive”. L’argument me semble un peu léger. D’abord aucun biologiste à ma connaissance ne prend les oiseaux ou les mammifères pour des robots incapables d’adapter leur comportement à une nouveauté. Par ailleurs, pour affirmer que l’on a affaire à un phénomène véritablement “culturel” chez les mésanges, il faudrait prouver qu’elles se sont bien transmises cette pratique de l’une à l’autre. Or on peut envisager d’autres explications à cette recrudescence de vols laitiers.

Culture ou mise en avant d’un stimulus?

Imaginons par exemple qu’une mésange chapardeuse, repue après tant de ripaille, laisse derrière elle une bouteille ouverte. Arrive une seconde mésange au casier judiciaire encore vierge. “Miam! Du lait dans la bouteille!” Motivée par cette première expérience, notre mésange est tentée de s’attaquer à toutes les bouteilles pleines qu’elle trouve sur son chemin et a de bonnes chances de trouver toute seule comme percer leur capsule. Dans ce scénario les mésanges ne se copient pas les unes les autres, elles redécouvrent chacune la même pratique par elles-mêmes, parce que l’environnement favorise cet apprentissage à la chaîne. Dans les années 1980, des chercheurs anglais ont fait l’expérience en laboratoire et ont montré qu’un tel scénario tient tout à fait la route. Il faut donc chercher ailleurs des exemples probants d’une vraie transmission culturelle chez les animaux.

Les bonnes patates salées

Aurait-on plus de chance avec nos cousins les singes? L’île de Koshima au Japon héberge une colonie de macaques que les chercheurs étudient et nourrissent avec des patates depuis les années 60. Un jour, une femelle découvrit par hasard que les patates avaient meilleur goût quand on les plongeait dans l’eau de mer avant de les manger. Cette pratique s’est lentement diffusée dans la colonie et perdure jusqu’à aujourd’hui. Ce sont les enfants qui adoptent ce comportement au contact de leur mère car les adultes sont beaucoup plus rétifs au changement (tiens tiens!).

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Pracontal y voit là une manifestation culturelle évidente. Mais y a-t-il vraiment transmission de savoir-faire? Là encore, pas mal de chercheurs sont sceptiques et privilégient une autre piste: étant souvent au bord de la mer à l’heure du repas, les petits macaques ont toutes les chances de redécouvrir par eux-mêmes l’intérêt de tremper leurs patates dans la mer. L’environnement parental favorise peu à peu l’adoption de nouveaux comportements. Cet apprentissage par “émulation sociale” expliquerait au passage pourquoi cette pratique se diffuse plus lentement que si les animaux s’imitaient directement les uns les autres.

Pas de cumul d’innovations sans imitation…

Émulation, imitation… on ergote pensez-vous sans doute. Pas tant que ça. L’hypothèse de l’apprentissage par émulation sociale suppose que chaque animal doive tout apprendre en partant de zéro et ne puisse s’inspirer de ce que les autres ont déjà découvert. Ce scénario exclut donc tout cumul de pratiques innovantes. Si l’homme avait appris à tailler les pierres de cette façon, c’est-à-dire si chaque individu avait dû redécouvrir toute la technique par lui-même au contact de ses congénères, on ne serait pas allé bien loin. Dans cette configuration en effet, si un individu trouvait le moyen d’améliorer cette technique il n’aurait eu aucun moyen de transmettre cette innovation à ses pairs. C’est évidemment beaucoup plus facile si l’apprentissage se fait par imitation des détails du geste de l’autre. L’imitation est donc la seule manière d’accéder à une évolution cumulative des comportements. Le débat sur la capacité à imiter n’est donc pas du tout une bataille sur le sexe des anges, il est au cœur de ce qui pourrait nous distinguer des autres animaux.

Les singes singent-ils?

Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos rats. En 2006, une expérience astucieuse semble enfin indiquer que les rats savent s’imiter entre eux:

Source: Carlier& Jamon, Observational Learning in C57BL/6j Mice (2006)

Paradoxalement ce résultat a eu plus de mal à être mis en évidence chez les singes. Dans un article célèbre écrit en 1990, des chercheurs italiens ont affirmé que des singes capucins ne savent pas reproduire une séquence de gestes qu’ils observent pour obtenir une récompense. Cette affirmation prête pourtant à controverse. D’une part l’expérience en laboratoire sur des singes a ses limites :
- les animaux sont des adultes, donc peut-être moins enclins à apprendre que des jeunes
- la captivité n’est sans doute pas le milieu le plus propice à l’apprentissage.
- le démonstrateur est un humain et non pas un singe parent de l’animal censé l’imiter.
D’autre part, d’autres expériences ont abouti au résultat inverse toujours avec des singes capucins.

Chez les capucins aussi, le chef a toujours raison!

Source: Dindo&Al (2009)

Deux mâles dominants furent entraînés à faire fonctionner un distributeur de nourriture, chacun par une méthode différente (soit en faisant coulisser, soit en soulevant une manette). On les replaça ensuite avec des distributeurs au sein de leur clan. Au sein de chaque clan les autres capucins apprirent rapidement à utiliser le distributeur, mais alors que la plupart découvrit la deuxième méthode d’ouverture, l’immense majorité se contenta d’utiliser la même méthode que le chef (toute analogie avec les humains…)

Les us et coutumes des chimpanzés

Avec ce très bel exemple de conformisme culturel, reproduit avec succès sur des chimpanzés, on tiendrait enfin le début de preuve tant recherché que les singes savent s’imiter entre eux. En réalité, ceux qui étudient les animaux sur le terrain plutôt qu’en laboratoire le savent depuis belle lurette. Comme le rappelle Pracontal, la comparaison entre les mœurs des chimpanzés en Tanzanie et en Guinée (cartographie de gauche, source en pdf) est éloquente:: “A Bossou, en Guinée quand deux femelles adultes se rencontrent après avoir été séparées quelque temps, elles se font mutuellement un toucher génital. Ce n’est pas sexuel, c’est une forme de salutation, mais elle est particulière à ce site et ne se pratique pas à Mahale [en Tanzanie]. A Bossou, pour attirer une femelle, un mâle tape sur une branche avec son talon, ce qui produit un son retentissant. A Mahale, le geste est différent, effectué avec la plante du pied (…) A Mahale, le pou est enlevé avec une feuille. A Taï, le chimpanzé utilise son index mais écrase le parasite sur son avant-bras et non sur sa paume [comme à Bossou]. Ces comportements dont on a sous-estimé l’importance sont beaucoup plus fréquents que les inventions technologiques qui ont occupé le devant de la scène des cultures animales. D’après Nakamura et Nishida, ces petits gestes culturels sont le ciment du groupe. Leurs subtiles variations n’ont aucune utilité fonctionnelle, mais elles définissent l’identité du groupe. Et témoignent de son histoire singulière.”
Ce constat soulève néanmoins une question que Pracontal n’aborde pas: pourquoi dans ces conditions les comportements culturels des chimpanzés sont-ils restés aussi frustres? Pourquoi ces singes qui montrent par ailleurs une intelligence extraordinaire n’ont-ils pas réussi à cumuler les innovations, à sophistiquer leurs rites?

Les limites de l’imitation chez le chimpanzé

Personne n’a de réponse vraiment claire à cette question mais il semble quand même que la capacité d’imitation des chimpanzés soit à la fois plus limitée et moins utilisée que celle des humains. Par exemple, on a montré dans une expérience faite en 1993 à des chimpanzés captifs comment récupérer de la nourriture à l’extérieur de leur cage au moyen d’un râteau avec les dents tournées vers le haut. Les chimpanzés ont bien essayé d’utiliser le râteau mais pas forcément dans le bon sens, alors que de jeunes enfants y sont parvenus sans problème dès l’âge de deux ans. Les chimpanzés semblent donc capables en observant un modèle, de faire le lien entre un objet, un mouvement et un résultat – c’est ce qui expliquerait les résultats obtenus avec les capucins- mais ils ont plus de difficulté à imiter exactement les détails du geste dès qu’il se complique un peu. Autrement dit ils se concentrent sur le résultat plus que sur le procédé.
Cette limite est spectaculairement mise en évidence dans une expérience devenue célèbre: on montre à un chimpanzé (ou à un jeune enfant) comment sortir une récompense d’une boîte (soit opaque, soit transparente) en faisant toutes sortes d’actions sur cette boîte, certaines utiles et d’autres non.
- Lorsque la boîte est opaque, on ne peut distinguer quelles actions sont utiles ou pas. Les chimpanzés refont la séquence complète d’actions pour obtenir la récompense, aussi bien que les humains. Preuve une fois de plus, que le chimpanzé sait imiter par observation les mouvements simples.
- Par contre, quand la boîte est transparente et qu’on voit quelles actions sont manifestement inutiles, les enfants refont quand même la totalité des actions du modèle adulte alors que les chimpanzés sautent les étapes inutiles.

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Dès qu’il pense comprendre comment ça marche, le chimpanzé cesse d’imiter le procédé avec exactitude et il recherche la solution par lui-même. Il privilégie donc naturellement l’apprentissage par émulation sociale. Les enfants, eux, accordent plus d’importance aux intentions et aux méthodes et imitent spontanément leur modèle. Il me paraît extraordinaire que la rationalité dans cette expérience soit du côté de l’animal plutôt que de l’homme, mais en occurrence cette irrationalité humaine semble bien au cœur de notre capacité à innover, à cumuler les changements culturels et les rites compliqués. Copier “bêtement” serait-il le propre de l’homme et la condition de son extraordinaire créativité?

Sources:

Michel de Pracontal, “Kalucha” (2010)
Le cours de cognition comparée de Roland Maurer (Université de Genève, en pdf)
Cultural evolution, l’excellent cours de l’Université de Sussex

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>> Photo FlickR CC : laurinkofler

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Je veux une explication! http://owni.fr/2011/01/17/je-veux-une-explication/ http://owni.fr/2011/01/17/je-veux-une-explication/#comments Mon, 17 Jan 2011 17:01:23 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=42798 Titre original : Non-sens interdit

Pourquoi les ventes ont-elles baissé cette semaine? Comment se fait-il qu’on a perdu 0,01% de part de marché ce mois-ci? Je ne sais pas si vous avez remarqué, au boulot il faut toujours avoir une explication prête pour tout ce qui se passe, y compris pour des trucs manifestement aléatoires. Heureusement on ne demande pas à l’explication d’être rigoureuse et encore moins qu’elle soit vérifiée. Il suffit d’en trouver une qui soit suffisamment cohérente et raisonnable. Dans le fond ce besoin d’explication pour tout ce qui se passe d’important autour de nous est universel: nous essayons toujours d’interpréter et de trouver un sens aux choses, même quand elles n’en ont pas.

Dans une expérience célèbre des années 1970 on demandait à des femmes de juger de la qualité de quatre bas nylon sur des présentoirs devant elles. En réalité ces bas étaient rigoureusement identiques mais elles n’en savaient rien et elles ont fourni plus de 80 raisons différentes de préférer tel ou tel bas, en termes de couleur, de texture ou d’élasticité. Ne rigolez pas trop vite bandes de machos, personne n’échappe à la rationalisation a posteriori, c’est plus fort que nous. Il suffit de parcourir la presse financière pour se convaincre que les explications contradictoires ne font peur à personne quand il faut expliquer des cours qui jouent au yo-yo. Nassim Taleb rappelle malicieusement dans “Le Cygne Noir” que lorsque Saddam Hussein fut arrêté en 2003, Bloomberg diffusa coup sur coup deux flashes. Le premier, à 13H01 titrait: “Hausse des bons du Trésor américain; l’arrestation de Saddam Hussein pourrait ne pas enrayer le terrorisme”. Le second, une demi-heure plus tard: “Chute des bons du Trésor américain; l’arrestation de Hussein accélère la perception du risque”. Au moins ces dames avaient eu le bon goût de ne pas se contredire dans leurs explications, elles!

Un besoin universel…

Toutes les sociétés ont en commun d’avoir inventé une mythologie particulière, un récit fondateur qui explique pourquoi le soleil se lève, pourquoi on meurt, d’où vient la vie etc. “Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute” écrivait Cioran… Cette mythologie originelle est la signature identitaire d’une société et la source de tous ses rituels. Comme dans ce passage irrésistible de Men in Black2 (après Cioran, la chute est brutale, pardonnez-moi) où un peuple de petits aliens enfermé depuis des générations dans le casier d’une consigne de gare vit dans l’ignorance de ce qui se passe de l’autre côté de la porte, et voue un culte étrange aux objets enfermés dans ce casier:

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Ce besoin irrépressible de trouver des règles et d’y caler des rituels n’est même pas le propre de l’homme. Dans une expérience réalisée en 1948 le psychologue américain Burrhus Skinner enferma un pigeon dans une caisse munie d’un dispositif distribuant de la nourriture à intervalles réguliers. Les pigeons auraient pu se contenter d’attendre que la nourriture tombe toute seule, mais pas du tout! Trois fois sur quatre, l’animal est tenté d’attribuer le déclenchement de la distribution de nourriture à l’action qu’il est en train de faire pile à ce moment là. En répétant cette action, il reçoit de nouveau de la nourriture. Forcément, puisque celle-ci est distribuée à intervalles réguliers quoiqu’il arrive, mais le pigeon ne le sait pas et ce premier succès l’encourage à recommencer la manœuvre. A force de renforcements répétés, il s’auto-conditionne pour ce comportement totalement absurde. Certains pigeons tournent sur eux-mêmes, d’autres tapotent la caisse à un endroit ultra précis, hochent la tête, battent des ailes, lèvent les pattes etc. Les pigeons deviennent littéralement superstitieux!

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La preuve par l’illusion optique

On ne fait pas autre chose, remarque Skinner, lorsqu’au bowling on incline instinctivement son corps vers la gauche quand on vient de lancer la boule un peu trop à droite, comme si bouger son corps après coup allait rectifier la trajectoire. Nous sommes tous des pigeons en somme, programmés pour détecter sans cesse des relations de causalité, pour décoder le monde qui nous entoure. Certaines illusions optiques illustrent à merveille notre tendance irrépressible à trouver du sens au bruit. Dans le motif de Kanizsa (à gauche) par exemple vous ne pouvez sans doute pas vous empêcher de voir un triangle blanc au milieu de la figure car ce triangle fantôme donne du sens à la figure, en expliquant à la fois les encoches des trois disques noirs et les interruptions dans le tracé du triangle central. Sur l’image de Peter Ulric Tse (à droite) vous voyez probablement un cylindre fantôme en relief et la figue en noir vous semble nécessairement en 3D. Dans un autre registre, nous avons un biais naturel à voir des visages partout. Comme ces bébés oiseaux qui reconnaissent leur mère à la tâche rouge sur son bec, il nous suffit de voir deux points à la même hauteur avec un trait horizontal en dessous pour percevoir immédiatement un visage:

(source: Faces in places)

Le plus étonnant en l’occurrence n’est pas tant notre capacité à détecter un visage que notre incapacité à ne pas en voir un. C’est l’expérience du masque de Chaplin, qu’on n’arrive pas à voir à l’envers:

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Rien d’étonnant donc, à ce que les formes irrégulières des nuages, les constellations ou la surface des planètes soit un terrain de jeu fabuleux pour notre obsession à détecter des formes connues.

En 2002 le neurologue suisse Peter Brugger s’est demandé si ‘il existait un lien entre la sensibilité des personnes défendant des théories ésotériques ou surnaturelles et leur propension à distinguer des formes visuelles même lorsqu’il n’y en a pas. Pour le savoir, il a présenté à 20 personnes croyant au paranormal et à 20 autres plus sceptiques, des flashes très rapides d’images et de lettres représentant -ou non- des visages et des mots. Bingo! Les premiers ont cru distinguer beaucoup plus de visages et de mots qu’il n’y en avait en réalité, et inversement les seconds en ont décelé beaucoup moins.

Aux origines du besoin d’expliquer

D’où nous vient cette obsession à rechercher sans arrêt des relations de cause à effet? On peut penser qu’un tel instinct constitue un avantage adaptatif décisif quand il permet de repérer plus vite une proie, un prédateur ou un partenaire sexuel en s’aidant de très subtils indices. Dans les zones surpêchées, les poissons sont plus méfiants qu’ailleurs, alors qu’ils appartiennent à la même espèce. En tant qu’hominidé, nous aurions simplement poussé à l’extrême cette tendance innée à trouver des règles.

Sur un plan purement psychologique, donner du sens à tout ce qui nous entoure nous procure aussi la rassurante impression de maîtriser la situation, surtout quand ça va mal. On avait vu dans ce billet comment les patients atteints de syndromes neurologiques importants s’inventent des histoires rassurantes pour expliquer leur état. Une explication simple rend les situations difficiles plus supportables et d’ailleurs les théories du complot et autres croyances ésotériques n’ont jamais autant de succès que pendant les crises.

Mais l’hypothèse qui m’a le plus convaincu est que nous ne pourrions engranger de telles quantités d’informations si l’on n’avait pas des règles permettant de les retenir facilement. Notre cerveau n’est pas un ordinateur capable de mémoriser des millions d’informations indépendantes les unes des autres. Pour assimiler une nouvelle information il nous faut la relier au réseau de connaissances déjà en place. Ces liens logiques ou imaginaires permettent d’ancrer plus facilement ces nouvelles données dans le tissu de nos connaissances existantes. Les règles sont aussi la manière la plus efficace de réduire la quantité d’informations à mémoriser: comment feriez-vous si vous n’aviez pas intégré la loi qui veut que tous les objets tombent naturellement par terre, ou celle qui nous fait percevoir comme plus petit un objet lointain? Trouver une règle permet donc de retenir plus de choses en demandant moins de travail au cerveau. Pour rester dans la métaphore de la mémoire informatique, “donner du sens” c’est à la fois indexer l’information et la compresser.

Le sentiment du beau

Allez, pendant que je suis moi-même en pleine recherche de sens, je me lance dans une Xochipithèse un peu hardie. Vous avez certainement déjà éprouvé un sentiment de beauté devant une théorie incroyablement puissante, une formule parfaitement ajustée ou une démonstration particulièrement élégante. Bon admettons que ce soit le cas. J’émets l’hypothèse que cette sensation d’esthétique émerge du contraste entre la concision du résultat et la profusion d’informations qu’il représente. Si la formule S = k log W est gravée sur la tombe de Boltzmann et que l’on voue un tel culte à la célèbre équation E=mc² d’Einstein, c’est sans doute que l’on est saisi  par la portée immense de formules aussi lapidaires. La beauté proviendrait de l’extrême condensation d’une complexité. Le principe du rasoir d’Ockham (qui proscrit l’usage d’hypothèses superflues) serait d’une nature aussi esthétique que philosophique.

Certaines phrases me font le même effet dans tous les domaines, en psychologie (“L’humour est la politesse du désespoir”), en droit (“Nul ne peut invoquer sa propre turpitude”, le fameux “Nemo auditur…”), en politique (“Gouverner c’est faire croire”) etc. Une théorie ou une formule devient belle lorsque l’on ne peut ni la simplifier (c’est-à-dire la rendre plus concise) ni l’améliorer (c’est-à-dire augmenter sa portée). Je ne sais pas dans quelle mesure cette idée s’applique au monde de l’Art, où la concision n’est pas une vertu cardinale. Pourtant on peut aussi considérer qu’un poème est beau lorsqu’il est totalement irréductible, lorsqu’on ne peut retirer ni modifier aucun de ses mots sans altérer l’impression produite. C’est ainsi que je lis l’aphorisme de Paul Valéry -”Rien de beau ne peut se résumer”. En tous cas,  je me dis qu’il y a sans doute là quelque chose à creuser…

Dopamine: le double effet kiss-cool

La dopamine a longtemps été considérée comme LE neurotransmetteur du plaisir, le secret de nos transes du “sex, drug and Rock&Roll”. Et puis on s’est rendu compte un peu par hasard qu’elle jouait un rôle dans bien d’autres domaines, par exemple dans le contrôle des mouvements. Administrée sous forme de L-dopa, elle soulage presque miraculeusement les tremblements des malades de Parkinson. Mais surtout la dopamine joue sur notre propension à trouver du sens au choses. Je vous ai parlé de l’expérience de Peter Brugger, qui comparait la tendance des gens à distinguer des formes visuelles ou des mots parmi des images embrouillées.

Dans une seconde phase, les chercheurs répétèrent l’expérience après avoir administré à tous les sujets une dose de L-dopa. Les sujets les plus sceptiques décelèrent plus souvent des mots et des visages, y compris lorsqu’il n’y en avait pas forcément. Cette expérience répétée depuis sous diverses formes et en double aveugle, semble indiquer que la dopamine accroît notre tendance à distinguer du sens, des “patterns” dans ce qu’on perçoit. Cette hypothèse expliquerait les effets hallucinogènes de la cocaïne et de nombreux amphétamines, dont le principe est justement d’augmenter le niveau de dopamine. A l’inverse, on soigne des syndromes psychotiques tels que la paranoïa ou les hallucinations avec des médicaments qui bloquent les récepteurs de la dopamine…

Pourquoi cette drôle de même molécule jouerait-elle à la fois sur le contrôle des mouvements et sur la propension à trouver du sens aux choses? Pour le comprendre, des chercheurs ont mesuré sur des singes la façon dont les neurones libèrent la dopamine. Le protocole était le suivant: on proposait à l’animal deux images sur un écran, dont l’une (toujours la même) était associée à une récompense. Après avoir effectué une série de gestes routiniers, le singe devait choisir l’une des deux images et il recevait du jus de fruit si c’était la bonne. On constata que les neurones dopaminergiques (c’est comme ça qu’on les appelle) déchargent comme des fous lorsque le singe reçoit une récompense inattendue, par exemple quand il ne connaît pas encore les images qu’on lui présente. A mesure qu’il s’habitue à reconnaître la bonne image, les décharges de dopamine se font moins fortes au moment de la récompense… mais apparaissent dès la présentation de l’image connue. La dopamine répond non seulement aux récompenses inattendues mais aussi à l’anticipation d’une récompense. Ce serait donc en quelque sorte la molécule du désir, qui permet au cerveau d’anticiper une récompense future à partir de quelques indices.

Un système d’apprentissage hors pair

Si cette interprétation est exacte, tous les éléments du puzzle sont en place. D’une part il n’est pas illogique d’imaginer que le même mécanisme nous permettant de faire le lien entre des événements et une récompense soit aussi celui qui nous serve à trouver des relations de causes à effets en général. D’autant plus que les modalités de réponse de la dopamine correspondent précisément aux algorithmes utilisés en intelligence artificielle dans les systèmes de réseaux neuronaux: un protocole d’apprentissage idéal en somme.

Au passage c’est ce qui expliquerait la délicieuse sensation qui nous envahit quand on trouve la solution d’un problème: rien de plus jouissif qu’une décharge de dopamine! Pas étonnant qu’on devienne accroc au Sudoku ou aux  mots croisés, le plaisir à résoudre un problème ardu est du même ordre que bien d’autres plaisirs charnels. On comprend que même les dauphins raffolent des problèmes à résoudre! Juste assez de dopamine stimule notre créativité et notre imagination. Trop de dopamine nous rend superstitieux ou paranoïaque, pas assez nous déprime.

Motricité et motivation

Passons au lien étrange qui semble exister entre dopamine et contrôle des mouvements. Pourquoi bouge-t-on? Soit pour fuir, soit -plus fréquemment heureusement- parce qu’on cherche à atteindre grâce à ce mouvement un état de bien-être (manger, se reproduire, socialiser, se gratter etc). L’essentiel de nos gestes sont orientés vers un soulagement ou une récompense. Notre motricité dépend de notre capacité à anticiper ces récompenses, donc du bon fonctionnement de notre système dopaminergique. Mais ce n’est pas tout. En habituant que des rats à une certaine routine leur permettant de recevoir de la nourriture, on a observé qu’ils se montraient beaucoup moins motivés pour effectuer cette routine lorsqu’on inhibait chimiquement dans leur cerveau les récepteurs de dopamine. Par contre, ils manifestaient toujours le même plaisir (en termes d’émission de dopamine) à recevoir de la nourriture quand on leur donnait directement. La dopamine semble jouer à la fois sur le contrôle des gestes et sur la motivation qui les déclenche.

Effets secondaires

Ann Klinestiver, une professeur américaine à la retraite et atteinte de la maladie de Parkinson a fait les frais de ce double effet de la dopamine. Pour soigner ses tremblements on lui prescrivit en 2005 du Requip, une molécule qui imite l’effet de la dopamine dans le cerveau. L’effet sur les tremblements fut radical, mais Ann fut contrainte d’augmenter progressivement sa dose quotidienne pour se soulager. C’est alors qu’elle devint littéralement accroc aux jeux de hasard. Alors qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans un casino avant son traitement, la voilà subitement obsédée par les machines à sous, y passant ses jours et ses nuits sans pouvoir s’arrêter. En un an, elle perdit 200 000 dollars jusqu’à ce qu’elle arrête son traitement. Son obsession s’arrêta aussi brusquement que ses tremblements reprirent. Que s’est-il passé? Il semble que le surdosage de dopamine ait deux effets face à un jeu de hasard. D’une part il fait ressentir une véritable explosion de plaisir quand on gagne alors qu’on ne s’y attend pas. Ensuite, il excite follement notre machine-à-trouver-des-règles qui s’acharne à essayer de comprendre le fonctionnement de la machine à sous, là où il n’y a bien sûr que du pur hasard. On devient en somme comme les pigeons de Skinner, obsédés et superstitieux en diable.

Deux chercheurs de Cambridge viennent de mettre en lumière ce qui se passe dans la tête des accrocs des jeux et notamment le rôle des coups “presque” gagnants dans l’addiction au bandit manchot. Lorsqu’une personne normale réussit à aligner deux cloches sur trois sur une machine à sou, on s’est aperçu que son cerveau émet une légère décharge de dopamine, plus faible que si elle avait gagné, mais suffisante pour lui procurer une petite pointe de plaisir et l’inciter à tenter sa chance à nouveau puisqu’il semble sur la bonne voie. Ce n’est pas un hasard si les machines à sous multiplient les combinaisons perdantes qui ressemblent aux gagnantes: en induisant en erreur le système cognitif des joueurs, elles leur font surestimer instinctivement leurs chances de gagner au prochain coup… jusqu’à ce qu’ils soient dégoûtés par une longue succession d’échecs. Or pour les accrocs du jeu, on s’est rendu compte que leur système dopaminique réagissait avec quasiment autant d’intensité quand ils faisaient ces coups “presque” gagnants que quand ils gagnaient effectivement. Du coup, au lieu d’être dépités par de trop nombreuses pertes, ces joueurs pathologiques sont regonflés à bloc à chaque fois qu’ils tombent sur un de ces coups “presque” gagnants. Persuadés que le prochain coup sera le bon, ils ne peuvent s’empêcher de rejouer, encore et encore. On peut imaginer que le dérèglement des niveaux de dopamine d’un patient comme A Klinestiver ait créé chez elle exactement le même type de surréaction à chaque fois qu’elle tombait presque sur une combinaison gagnante.

Sport et superstition

Dopamine et sports font naturellement bon ménage. D’une part l’exercice physique prolongé stimule la sécrétion de cette sacrée molécule, ce qui explique qu’on se sente si bien après une séance de sport (… enfin, quand on pratique régulièrement sinon, l’effet courbature l’emporte largement, je parle d’expérience!). Les hamsters qui courent sans arrêt dans leur roue qui tourne sont littéralement accrocs à la dopamine! D’autre part, ce n’est pas pour rien qu’on se dope aux amphétamines: la dopamine augmente à la fois l’endurance et la motivation. Les grands sportifs sont donc souvent de grands sécréteurs de dopamine devant l’éternel et je me demande si cette particularité n’explique pas en partie qu’on trouve autant de superstition dans le sport. Oh, bien sûr, on peut se contenter d’une explication psychologique: porter son maillot fétiche ou un pendentif porte-chance, lacer sa chaussure droite avant la gauche ou utiliser toujours le même casier au vestiaire peut donner au sportif l’impression qu’il contrôle la situation plutôt que de subir les lois du sort. Mais je me demande quand même si un petit excès de dopamine n’entretient pas aussi certaines tocades. Comme chez ces hockeyeurs canadiens qui m’ont bien fait rire…

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Sources:

Nassim Nicholas Thaleb: Le Cygne Noir (chapitre 6)

Hollerman & Shultz, Dopamine neurons report an error in the temporal prediction of reward during learning (1998, Nature, pdf)
L’histoire de Ann Klevinster est relatée (entre autres) dans un article du Boston Globe de 2007
L’article de Neurophilosophy sur le rôle des coups “presque” gagnants dans l’addiction aux jeux de hasard

Je vous laisse maintenant savourer cette vidéo extraordinaire de Michael Shermer qui m’a inspiré sur ce sujet:

>> Article initialement publié sur Le webinet des curiosités en 2 parties (1 et 2)

>> Illustrations : FlickR CC : amortize, Chemical Heritage Foundation, Wikipedia CC-BY-SA D.HelberSbrools, FlickR CC : Jeff Kubina

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Non-sens interdit http://owni.fr/2011/01/07/non-sens-interdit/ http://owni.fr/2011/01/07/non-sens-interdit/#comments Fri, 07 Jan 2011 14:28:32 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=33774 Je veux une explication!

Pourquoi les ventes ont-elles baissé cette semaine? Comment se fait-il qu’on a perdu 0,01% de part de marché ce mois-ci? Je ne sais pas si vous avez remarqué, au boulot il faut toujours avoir une explication prête pour tout ce qui se passe, y compris pour des trucs manifestement aléatoires. Heureusement on ne demande pas à l’explication d’être rigoureuse et encore moins qu’elle soit vérifiée. Il suffit d’en trouver une qui soit suffisamment cohérente et raisonnable. Dans le fond ce besoin d’explication pour tout ce qui se passe d’important autour de nous est universel: nous essayons toujours d’interpréter et de trouver un sens aux choses, même quand elles n’en ont pas.

Dans une expérience célèbre des années 1970 on demandait à des femmes de juger de la qualité de quatre bas nylon sur des présentoirs devant elles. En réalité ces bas étaient rigoureusement identiques mais elles n’en savaient rien et elles ont fourni plus de 80 raisons différentes de préférer tel ou tel bas, en termes de couleur, de texture ou d’élasticité. Ne rigolez pas trop vite bandes de machos, personne n’échappe à la rationalisation a posteriori, c’est plus fort que nous. Il suffit de parcourir la presse financière pour se convaincre que les explications contradictoires ne font peur à personne quand il faut expliquer des cours qui jouent au yo-yo. Nassim Taleb rappelle malicieusement dans “Le Cygne Noir” que lorsque Saddam Hussein fut arrêté en 2003, Bloomberg diffusa coup sur coup deux flashes. Le premier, à 13H01 titrait: “Hausse des bons du Trésor américain; l’arrestation de Saddam Hussein pourrait ne pas enrayer le terrorisme”. Le second, une demi-heure plus tard: “Chute des bons du Trésor américain; l’arrestation de Hussein accélère la perception du risque”. Au moins ces dames avaient eu le bon goût de ne pas se contredire dans leurs explications, elles!

Un besoin universel…

Toutes les sociétés ont en commun d’avoir inventé une mythologie particulière, un récit fondateur qui explique pourquoi le soleil se lève, pourquoi on meurt, d’où vient la vie etc. “Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute” écrivait Cioran… Cette mythologie originelle est la signature identitaire d’une société et la source de tous ses rituels. Comme dans ce passage irrésistible de Men in Black2 (après Cioran, la chute est brutale, pardonnez-moi) où un peuple de petits aliens enfermé depuis des générations dans le casier d’une consigne de gare vit dans l’ignorance de ce qui se passe de l’autre côté de la porte, et voue un culte étrange aux objets enfermés dans ce casier:

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Ce besoin irrépressible de trouver des règles et d’y caler des rituels n’est même pas le propre de l’homme. Dans une expérience réalisée en 1948 le psychologue américain Burrhus Skinner enferma un pigeon dans une caisse munie d’un dispositif distribuant de la nourriture à intervalles réguliers. Les pigeons auraient pu se contenter d’attendre que la nourriture tombe toute seule, mais pas du tout! Trois fois sur quatre, l’animal est tenté d’attribuer le déclenchement de la distribution de nourriture à l’action qu’il est en train de faire pile à ce moment là. En répétant cette action, il reçoit de nouveau de la nourriture. Forcément, puisque celle-ci est distribuée à intervalles réguliers quoiqu’il arrive, mais le pigeon ne le sait pas et ce premier succès l’encourage à recommencer la manœuvre. A force de renforcements répétés, il s’auto-conditionne pour ce comportement totalement absurde. Certains pigeons tournent sur eux-mêmes, d’autres tapotent la caisse à un endroit ultra précis, hochent la tête, battent des ailes, lèvent les pattes etc. Les pigeons deviennent littéralement superstitieux!

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La preuve par l’illusion optique

On ne fait pas autre chose, remarque Skinner, lorsqu’au bowling on incline instinctivement son corps vers la gauche quand on vient de lancer la boule un peu trop à droite, comme si bouger son corps après coup allait rectifier la trajectoire. Nous sommes tous des pigeons en somme, programmés pour détecter sans cesse des relations de causalité, pour décoder le monde qui nous entoure. Certaines illusions optiques illustrent à merveille notre tendance irrépressible à trouver du sens au bruit. Dans le motif de Kanizsa (à gauche) par exemple vous ne pouvez sans doute pas vous empêcher de voir un triangle blanc au milieu de la figure car ce triangle fantôme donne du sens à la figure, en expliquant à la fois les encoches des trois disques noirs et les interruptions dans le tracé du triangle central. Sur l’image de Peter Ulric Tse (à droite) vous voyez probablement un cylindre fantôme en relief et la figue en noir vous semble nécessairement en 3D. Dans un autre registre, nous avons un biais naturel à voir des visages partout. Comme ces bébés oiseaux qui reconnaissent leur mère à la tâche rouge sur son bec, il nous suffit de voir deux points à la même hauteur avec un trait horizontal en dessous pour percevoir immédiatement un visage:

(source: Faces in places)

Le plus étonnant en l’occurrence n’est pas tant notre capacité à détecter un visage que notre incapacité à ne pas en voir un. C’est l’expérience du masque de Chaplin, qu’on n’arrive pas à voir à l’envers:

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Rien d’étonnant donc, à ce que les formes irrégulières des nuages, les constellations ou la surface des planètes soit un terrain de jeu fabuleux pour notre obsession à détecter des formes connues.

En 2002 le neurologue suisse Peter Brugger s’est demandé si ‘il existait un lien entre la sensibilité des personnes défendant des théories ésotériques ou surnaturelles et leur propension à distinguer des formes visuelles même lorsqu’il n’y en a pas. Pour le savoir, il a présenté à 20 personnes croyant au paranormal et à 20 autres plus sceptiques, des flashes très rapides d’images et de lettres représentant -ou non- des visages et des mots. Bingo! Les premiers ont cru distinguer beaucoup plus de visages et de mots qu’il n’y en avait en réalité, et inversement les seconds en ont décelé beaucoup moins.

Aux origines du besoin d’expliquer

D’où nous vient cette obsession à rechercher sans arrêt des relations de cause à effet? On peut penser qu’un tel instinct constitue un avantage adaptatif décisif quand il permet de repérer plus vite une proie, un prédateur ou un partenaire sexuel en s’aidant de très subtils indices. Dans les zones surpêchées, les poissons sont plus méfiants qu’ailleurs, alors qu’ils appartiennent à la même espèce. En tant qu’hominidé, nous aurions simplement poussé à l’extrême cette tendance innée à trouver des règles.

Sur un plan purement psychologique, donner du sens à tout ce qui nous entoure nous procure aussi la rassurante impression de maîtriser la situation, surtout quand ça va mal. On avait vu dans ce billet comment les patients atteints de syndromes neurologiques importants s’inventent des histoires rassurantes pour expliquer leur état. Une explication simple rend les situations difficiles plus supportables et d’ailleurs les théories du complot et autres croyances ésotériques n’ont jamais autant de succès que pendant les crises.

Mais l’hypothèse qui m’a le plus convaincu est que nous ne pourrions engranger de telles quantités d’informations si l’on n’avait pas des règles permettant de les retenir facilement. Notre cerveau n’est pas un ordinateur capable de mémoriser des millions d’informations indépendantes les unes des autres. Pour assimiler une nouvelle information il nous faut la relier au réseau de connaissances déjà en place. Ces liens logiques ou imaginaires permettent d’ancrer plus facilement ces nouvelles données dans le tissu de nos connaissances existantes. Les règles sont aussi la manière la plus efficace de réduire la quantité d’informations à mémoriser: comment feriez-vous si vous n’aviez pas intégré la loi qui veut que tous les objets tombent naturellement par terre, ou celle qui nous fait percevoir comme plus petit un objet lointain? Trouver une règle permet donc de retenir plus de choses en demandant moins de travail au cerveau. Pour rester dans la métaphore de la mémoire informatique, “donner du sens” c’est à la fois indexer l’information et la compresser.

Le sentiment du beau

Allez, pendant que je suis moi-même en pleine recherche de sens, je me lance dans une Xochipithèse un peu hardie. Vous avez certainement déjà éprouvé un sentiment de beauté devant une théorie incroyablement puissante, une formule parfaitement ajustée ou une démonstration particulièrement élégante. Bon admettons que ce soit le cas. J’émets l’hypothèse que cette sensation d’esthétique émerge du contraste entre la concision du résultat et la profusion d’informations qu’il représente. Si la formule S = k log W est gravée sur la tombe de Boltzmann et que l’on voue un tel culte à la célèbre équation E=mc² d’Einstein, c’est sans doute que l’on est saisi  par la portée immense de formules aussi lapidaires. La beauté proviendrait de l’extrême condensation d’une complexité. Le principe du rasoir d’Ockham (qui proscrit l’usage d’hypothèses superflues) serait d’une nature aussi esthétique que philosophique.

Certaines phrases me font le même effet dans tous les domaines, en psychologie (“L’humour est la politesse du désespoir”), en droit (“Nul ne peut invoquer sa propre turpitude”, le fameux “Nemo auditur…”), en politique (“Gouverner c’est faire croire”) etc. Une théorie ou une formule devient belle lorsque l’on ne peut ni la simplifier (c’est-à-dire la rendre plus concise) ni l’améliorer (c’est-à-dire augmenter sa portée). Je ne sais pas dans quelle mesure cette idée s’applique au monde de l’Art, où la concision n’est pas une vertu cardinale. Pourtant on peut aussi considérer qu’un poème est beau lorsqu’il est totalement irréductible, lorsqu’on ne peut retirer ni modifier aucun de ses mots sans altérer l’impression produite. C’est ainsi que je lis l’aphorisme de Paul Valéry -”Rien de beau ne peut se résumer”. En tous cas,  je me dis qu’il y a sans doute là quelque chose à creuser…

Dopamine: le double effet kiss-cool

Dopamine

La dopamine a longtemps été considérée comme LE neurotransmetteur du plaisir, le secret de nos transes du “sex, drug and Rock&Roll”. Et puis on s’est rendu compte un peu par hasard qu’elle jouait un rôle dans bien d’autres domaines, par exemple dans le contrôle des mouvements. Administrée sous forme de L-dopa, elle soulage presque miraculeusement les tremblements des malades de Parkinson. Mais surtout la dopamine joue sur notre propension à trouver du sens au choses. Je vous ai parlé de l’expérience de Peter Brugger, qui comparait la tendance des gens à distinguer des formes visuelles ou des mots parmi des images embrouillées.

Dans une seconde phase, les chercheurs répétèrent l’expérience après avoir administré à tous les sujets une dose de L-dopa. Les sujets les plus sceptiques décelèrent plus souvent des mots et des visages, y compris lorsqu’il n’y en avait pas forcément. Cette expérience répétée depuis sous diverses formes et en double aveugle, semble indiquer que la dopamine accroît notre tendance à distinguer du sens, des “patterns” dans ce qu’on perçoit. Cette hypothèse expliquerait les effets hallucinogènes de la cocaïne et de nombreux amphétamines, dont le principe est justement d’augmenter le niveau de dopamine. A l’inverse, on soigne des syndromes psychotiques tels que la paranoïa ou les hallucinations avec des médicaments qui bloquent les récepteurs de la dopamine…

Pourquoi cette drôle de même molécule jouerait-elle à la fois sur le contrôle des mouvements et sur la propension à trouver du sens aux choses? Pour le comprendre, des chercheurs ont mesuré sur des singes la façon dont les neurones libèrent la dopamine. Le protocole était le suivant: on proposait à l’animal deux images sur un écran, dont l’une (toujours la même) était associée à une récompense. Après avoir effectué une série de gestes routiniers, le singe devait choisir l’une des deux images et il recevait du jus de fruit si c’était la bonne. On constata que les neurones dopaminergiques (c’est comme ça qu’on les appelle) déchargent comme des fous lorsque le singe reçoit une récompense inattendue, par exemple quand il ne connaît pas encore les images qu’on lui présente. A mesure qu’il s’habitue à reconnaître la bonne image, les décharges de dopamine se font moins fortes au moment de la récompense… mais apparaissent dès la présentation de l’image connue. La dopamine répond non seulement aux récompenses inattendues mais aussi à l’anticipation d’une récompense. Ce serait donc en quelque sorte la molécule du désir, qui permet au cerveau d’anticiper une récompense future à partir de quelques indices.

Un système d’apprentissage hors pair

Si cette interprétation est exacte, tous les éléments du puzzle sont en place. D’une part il n’est pas illogique d’imaginer que le même mécanisme nous permettant de faire le lien entre des événements et une récompense soit aussi celui qui nous serve à trouver des relations de causes à effets en général. D’autant plus que les modalités de réponse de la dopamine correspondent précisément aux algorithmes utilisés en intelligence artificielle dans les systèmes de réseaux neuronaux: un protocole d’apprentissage idéal en somme.

Au passage c’est ce qui expliquerait la délicieuse sensation qui nous envahit quand on trouve la solution d’un problème: rien de plus jouissif qu’une décharge de dopamine! Pas étonnant qu’on devienne accroc au Sudoku ou aux  mots croisés, le plaisir à résoudre un problème ardu est du même ordre que bien d’autres plaisirs charnels. On comprend que même les dauphins raffolent des problèmes à résoudre! Juste assez de dopamine stimule notre créativité et notre imagination. Trop de dopamine nous rend superstitieux ou paranoïaque, pas assez nous déprime.

Motricité et motivation

Passons au lien étrange qui semble exister entre dopamine et contrôle des mouvements. Pourquoi bouge-t-on? Soit pour fuir, soit -plus fréquemment heureusement- parce qu’on cherche à atteindre grâce à ce mouvement un état de bien-être (manger, se reproduire, socialiser, se gratter etc). L’essentiel de nos gestes sont orientés vers un soulagement ou une récompense. Notre motricité dépend de notre capacité à anticiper ces récompenses, donc du bon fonctionnement de notre système dopaminergique. Mais ce n’est pas tout. En habituant que des rats à une certaine routine leur permettant de recevoir de la nourriture, on a observé qu’ils se montraient beaucoup moins motivés pour effectuer cette routine lorsqu’on inhibait chimiquement dans leur cerveau les récepteurs de dopamine. Par contre, ils manifestaient toujours le même plaisir (en termes d’émission de dopamine) à recevoir de la nourriture quand on leur donnait directement. La dopamine semble jouer à la fois sur le contrôle des gestes et sur la motivation qui les déclenche.

Effets secondaires

Ann Klinestiver, une professeur américaine à la retraite et atteinte de la maladie de Parkinson a fait les frais de ce double effet de la dopamine. Pour soigner ses tremblements on lui prescrivit en 2005 du Requip, une molécule qui imite l’effet de la dopamine dans le cerveau. L’effet sur les tremblements fut radical, mais Ann fut contrainte d’augmenter progressivement sa dose quotidienne pour se soulager. C’est alors qu’elle devint littéralement accroc aux jeux de hasard. Alors qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans un casino avant son traitement, la voilà subitement obsédée par les machines à sous, y passant ses jours et ses nuits sans pouvoir s’arrêter. En un an, elle perdit 200 000 dollars jusqu’à ce qu’elle arrête son traitement. Son obsession s’arrêta aussi brusquement que ses tremblements reprirent. Que s’est-il passé? Il semble que le surdosage de dopamine ait deux effets face à un jeu de hasard. D’une part il fait ressentir une véritable explosion de plaisir quand on gagne alors qu’on ne s’y attend pas. Ensuite, il excite follement notre machine-à-trouver-des-règles qui s’acharne à essayer de comprendre le fonctionnement de la machine à sous, là où il n’y a bien sûr que du pur hasard. On devient en somme comme les pigeons de Skinner, obsédés et superstitieux en diable.

Deux chercheurs de Cambridge viennent de mettre en lumière ce qui se passe dans la tête des accrocs des jeux et notamment le rôle des coups “presque” gagnants dans l’addiction au bandit manchot. Lorsqu’une personne normale réussit à aligner deux cloches sur trois sur une machine à sou, on s’est aperçu que son cerveau émet une légère décharge de dopamine, plus faible que si elle avait gagné, mais suffisante pour lui procurer une petite pointe de plaisir et l’inciter à tenter sa chance à nouveau puisqu’il semble sur la bonne voie. Ce n’est pas un hasard si les machines à sous multiplient les combinaisons perdantes qui ressemblent aux gagnantes: en induisant en erreur le système cognitif des joueurs, elles leur font surestimer instinctivement leurs chances de gagner au prochain coup… jusqu’à ce qu’ils soient dégoûtés par une longue succession d’échecs. Or pour les accrocs du jeu, on s’est rendu compte que leur système dopaminique réagissait avec quasiment autant d’intensité quand ils faisaient ces coups “presque” gagnants que quand ils gagnaient effectivement. Du coup, au lieu d’être dépités par de trop nombreuses pertes, ces joueurs pathologiques sont regonflés à bloc à chaque fois qu’ils tombent sur un de ces coups “presque” gagnants. Persuadés que le prochain coup sera le bon, ils ne peuvent s’empêcher de rejouer, encore et encore. On peut imaginer que le dérèglement des niveaux de dopamine d’un patient comme A Klinestiver ait créé chez elle exactement le même type de surréaction à chaque fois qu’elle tombait presque sur une combinaison gagnante.

Sport et superstition

Dopamine et sports font naturellement bon ménage. D’une part l’exercice physique prolongé stimule la sécrétion de cette sacrée molécule, ce qui explique qu’on se sente si bien après une séance de sport (… enfin, quand on pratique régulièrement sinon, l’effet courbature l’emporte largement, je parle d’expérience!). Les hamsters qui courent sans arrêt dans leur roue qui tourne sont littéralement accrocs à la dopamine! D’autre part, ce n’est pas pour rien qu’on se dope aux amphétamines: la dopamine augmente à la fois l’endurance et la motivation. Les grands sportifs sont donc souvent de grands sécréteurs de dopamine devant l’éternel et je me demande si cette particularité n’explique pas en partie qu’on trouve autant de superstition dans le sport. Oh, bien sûr, on peut se contenter d’une explication psychologique: porter son maillot fétiche ou un pendentif porte-chance, lacer sa chaussure droite avant la gauche ou utiliser toujours le même casier au vestiaire peut donner au sportif l’impression qu’il contrôle la situation plutôt que de subir les lois du sort. Mais je me demande quand même si un petit excès de dopamine n’entretient pas aussi certaines tocades. Comme chez ces hockeyeurs canadiens qui m’ont bien fait rire…

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Sources:

Nassim Nicholas Thaleb: Le Cygne Noir (chapitre 6)

Hollerman & Shultz, Dopamine neurons report an error in the temporal prediction of reward during learning (1998, Nature, pdf)
L’histoire de Ann Klevinster est relatée (entre autres) dans un article du Boston Globe de 2007
L’article de Neurophilosophy sur le rôle des coups “presque” gagnants dans l’addiction aux jeux de hasard

Je vous laisse maintenant savourer cette vidéo extraordinaire de Michael Shermer qui m’a inspiré sur ce sujet:

>> Article initialement publié sur Le webinet des curiosités en 2 parties (1 et 2)

>> Illustrations : FlickR CC : Stefan Baudy, Chemical Heritage Foundation, Wikipedia CC-BY-SA D.HelberSbrools, FlickR CC : Jeff Kubina

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