OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Facebook et Twitter ne font pas les révolutions http://owni.fr/2011/03/08/morozov-facebook-et-twitter-ne-font-pas-les-revolutions/ http://owni.fr/2011/03/08/morozov-facebook-et-twitter-ne-font-pas-les-revolutions/#comments Tue, 08 Mar 2011 16:13:44 +0000 Evgeny Morozov http://owni.fr/?p=50321 Des tweets ont été envoyés. Des dictateurs ont été renversés. Internet = démocratie. CQFD.

Malheureusement, voici le niveau de nuance chez quelques figures notables qui pensent qu’Internet a joué un rôle dans les récents soulèvements au Moyen Orient.

Il était extrêmement amusant d’observer les cyber-utopistes (qui adhèrent à la vision selon laquelle les outils comme Facebook et Twitter peuvent construire des révolutions sociales) trébucher les uns sur les autres pour essayer de mettre un clou de plus dans le cercueil du cyber-réalisme. C’est la position que j’ai récemment avancée dans mon livre, The Net Delusion. J’y défends le point de vue selon lequel les outils numériques ne sont que de simples outils, et que les mutations sociales continuent d’impliquer des efforts laborieux sur le long terme par le jeu des institutions et des réformes.

Puisque les pom-pom girls d’Internet ne peuvent plus enterrer le cyber-réalisme, ni se soustraire à l’Histoire, elles doivent concevoir leur propre interprétation de la position cyber-réaliste, qu’elles assimilent au point de vue selon lequel Internet ne compte pas. C’est la caricature typique de la vision du monde du cyber-réaliste qui ne correspond pas à certaines parties de mon livre, pourtant très explicites. Voici juste une citation :

Internet est encore plus important et disruptif que [ses plus grands défenseurs] ne l’ont théorisé jsuqu’à présent.

Pas de leaders conventionnels

Prenez aussi les persécutions permanentes de Malcolm Gladwell, de plus en plus décrit comme une sorte de néo-luddite. Dans un chat en ligne sur le site du New Yorker peu de temps après son attaque provocatrice contre la “révolution Twitter” publiée en octobre dernier, Malcolm Gladwell a explicitement formulé, à trois reprises, qu’Internet pouvait être un outil efficace pour mener des changements politiques, si tant est qu’il soit utilisé par des organisations auto-organisées (à la différence d’individus isolés).

Ainsi, se contenter de montrer qu’Internet a été utilisé pour promouvoir et même organiser des manifestations au Moyen-Orient ne contre en rien cet argument. Pour réfuter cela, les cyber-utopistes auraient besoin de prouver qu’il n’y avait aucune coordination par des organisations d’activistes locaux – avec des leaders et des hiérarchies – qui ont tissé des liens resserrés (en ligne ou non) avant même les manifestations.

Ce que nous avons vu jusqu’à présent suggère que les choses se sont passées différemment. Il est vrai que les principaux organisateurs des mouvements égyptiens sur Facebook ne sont peut être pas des leaders révolutionnaires dans le sens conventionnel du terme (et comment le pouvaient-ils, étant donné les antécédents sinistres de l’ancien président Moubarak visant – avec le soutien de Washington – à disperser l’opposition ?). Malgré cela, ils ont exercé un leadership et ont agi stratégiquement  - y compris en allant jusqu’à se cacher quelques jours avant les manifestations  - exactement de la même manière dont s’y prendraient des unités révolutionnaires.

Rien de spontané

Les collaborations entre les cyber-activistes tunisiens et égyptiens – si largement célébrées dans la presse – n’étaient pas virtuelles non plus. L’espace d’une semaine, en mai 2009, je suis tombé sur deux ateliers au Caire (organisés indépendamment l’un de l’autre), où des blogueurs, des informaticiens, et des activistes des deux pays étaient présent en personne, se partageant des conseils sur la manière de s’engager pour éviter la censure. L’une des personnes présentes était le blogueur tunisien Slim Amamou, qui deviendra le ministre des sports et de la jeunesse en Tunisie. L’un de ces événements était financé par le gouvernement américain, et l’autre par l’Open Society Foundation de Georges Soros (à laquelle je suis affilié).

Il y a eu beaucoup d’autres événements comme ceux-ci – et pas seulement au Caire, mais aussi à Beyrouth et Dubai. La plupart d’entre eux ne furent pas publics car la sécurité des participants était en jeu – mais cela tend à démentir l’idée selon laquelle les manifestations récentes furent organisées par des gens au hasard faisant des choses au hasard sur internet. Ceux qui croient que ces réseaux étaient purement virtuels et spontanés ignorent l’histoire récente du cyber-activisme au Moyen-Orient  - pour ne rien dire du soutien qu’ils ont reçu, quelques fois avec succès, d’autres fois non, mais la plupart du temps en provenance de gouvernements occidentaux, fondations ou entreprises. Pour prendre un seul exemple, en septembre 2010, Google a convié une douzaine de blogueurs de la région pour une conférence sur la liberté d’expression que l’entreprise organisait à Budapest.

Retracer l’histoire de ces réseaux d’activistes nécessiterait plus qu’une simple étude de leur profil Facebook. Cela requiert un laborieux travail d’investigation – au téléphone et dans les archives – qui ne peut être fait du jour au lendemain. La raison pour laquelle nous n’arrêtons pas de parler du rôle de Twitter et de Facebook est la suivante: le contrecoup des révolutions au Moyen-Orient nous ont laissé si peu d’autres chose à raconter que l’analyse politique profonde des causes de ces révolutions seront absentes pendant les prochaines années.

Tout cela pointe la véritable raison pour laquelle tant de cyber-utopistes se sont fâchés avec Gladwell : dans un billet de blog complétant son article sur la présnce de manifestants place Tahrir, il osa suggérer que les griefs qui ont poussé les manifestants dans les rues méritaient bien plus d’attention que les outils qu’ils ont utilisé pour s’organiser. Cela revenait à cracher à la figure des digerati (l’élite d’Internet, ndlr) – voire même pire : sur leur iPad.

Et pourtant, Gadwell avait probablement raison : aujourd’hui, le rôle du télégraphe dans la révolution bolchévique de 1917 – de même que le rôle des cassettes enregistrables lors de la révlution irannienne ou que le fax dans les révolutions de 1989 – n’intéresse personne en dehors une poignée d’universitaires. Le fétichisme technologique est à son apogée immédiatement après la révoluion, mais tend à disparaître peu après. Dans son best-seller The Magic Lantern, l’un des observateurs les plus fins des révolutions de 1989, Timothy Garton Ash, affirma qu’ “en Europe de la fin du XXeme siècle, toutes les révolutions sont des télérévolutions”. Mais rétrospectivement, le rôle de la télévision dans ces événements semble plutôt anecdotique.

Sentiment de culpabilité

Est-ce que l’Histoire reléguera Twitter et Facebook aux oubliettes 20 ans plus tard ? Selon toute probabilité, oui. L’engouement actuel pour les changement politiques menés par les technologies est voué à se calmer pour un certain nombre de raisons. Premièrement, alors que les récents soulèvements peuvent sembler spontanés aux yeux des observateurs occidentaux – et donc aussi magiquement inattendus que des “flashmobs” (mobilisation éclair, ndlr) à San Fransisco à l’heure de pointe – la véritable histoire des changements de régimes par le peuple ont tendance à diminuer le rôle communément donné aux technologies.

En insistant sur le rôle libérateur des outils, et en minimisant le rôle des organisations humaines, ces prétextes rendent les américains fiers de leur propre contribution aux événements du Moyen Orient. Après tout, puisqu’une telle révolution n’aurait pas pu avoir lieu sans Facebook, alors la Silicon Valley mérite en grande partie d’être créditée pour sa contribution. Si le soulèvement n’était pas spontané et que ses leaders n’avaient pas choisi Facebook car tout le monde y est, l’Histoire deviendrait tout à coup moins glamour.

Deuxièmement, les médias sociaux – par la grande vertu d’être “sociaux” – se prêtent eux mêmes à des estimations désinvoltes, soit-disant expertes de leur propre importance. En 1989, l’industrie du fax n’avait pas utilisé une armée de lobbyistes et les utilisateurs du fax n’ont pas ressenti un tel attachement à ces maladroites machines, semblable à celui qui anime certains par rapport à leur tout-puissant réseau social.

Peut-être que les revendications démesurément révolutionnaires des médias sociaux qui circulent actuellement en Occident ne sont que des manifestations du sentiment de culpabilité de l’Occident de passer autant de temps sur les médias sociaux : après tout, si cela aide à répandre la démocratie au Moyen Orient, cela ne peut pas être si mauvais que de passer des heures à “poker” ses amis ou à jouer à Farmville. Mais l’Histoire récente des technologies suggère fortement que l’engouement pour Facebook et Twitter va faner au fur et à mesure que l’audience migrera vers de nouveaux services. Déjà, des technophiles rougissent au souvenir de la sérieuse conférence accadémique qui fut une fois consacrée à la révolution Myspace.

Enfin, les personnes qui nous servent de sources directes d’informations sur les manifestations peuvent simplement être trop excitées pour pouvoir proposer un point de vue nuancé. Se pourrait-il que le directeur des ventes de Google, Wael Ghonim – probablement le premier révolutionnaire diplomé d’un MBA, qui a émergé comme personnalité publique de la révolution égyptienne et s’apprête à publier un livre sur la “révolution 2.0”, ait exagéré le rôle de la technologie tout en diminuant son propre rôle de leader dans le mouvement ? Après tout, on ne connait pas de dissident soviétique qui ne croit pas que le fax ait renversé le Politburo, ou un ancien employé de Radio Free Europe ou Voice of America qui ne pense pas que les ondes occidentales  aient provoqué la chute du mur de Berlin.

Cela ne veut pas dire que ces dispositifs de communication n’ont pas joué un rôle dans les soulèvements des dix dernières années, mais il ne faut pas oublier que les personnes directement impliquées peuvent ne pas avoir l’appréciation la plus juste de la manière dont les événements se sont déroulés. S’ils ne veulent pas se condamner eux-mêmes à des pénibles discussions de bistrot avec les grisonnants et irréductibles grincheux des heures de gloire du fax ou des purs croyants de Radio Free Europe, alors les cyber-utopistes d’aujourd’hui doivent se déconnecter de Facebook et travailler un peu plus dur.

Traduction: Stanislas Jourdan.

Cet article a initialement été publié sur le Guardian

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Crédits photo: Flickr CC Ahmad Hammoud, cjb22, _dChris

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Internet stimule l’imbécilité http://owni.fr/2010/03/03/internet-stimule-l%e2%80%99imbecilite/ http://owni.fr/2010/03/03/internet-stimule-l%e2%80%99imbecilite/#comments Wed, 03 Mar 2010 11:30:47 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=9342 3648178346_7703e25f821-450x262

De nos jours, aux États-Unis. Pour avoir participé à un viol collectif, 7 mois de prison1. Pour un braquage à main armée, 18 mois. Pour l’enregistrement vidéo d’un film dans une salle, 24 mois2. Pendant que de plus en plus de gens dénigrent Internet, prétendent qu’il n’a aucune influence politique et sociale, les tribunaux dispensent des peines disproportionnées pour des délits survenus sur Internet. Dans le même temps, les gouvernements votent des lois pour réduire la liberté des internautes. N’est-ce pas paradoxal ?

Si Internet n’avait aucune importance, pourquoi faudrait-il légiférer à son sujet ? Pourquoi faudrait-il pénaliser des activités qui ne mettent en danger la vie de personne ? Pourquoi même faudrait-il en parler ? Mais si on en parle autant, n’est-ce pas que quelque chose couve ? Peut-être pas quelque chose qui a été prévu, mais quelque chose d’encore innommable.

Le viol, le braquage à main armé, le crime… n’effraient pas les structures de pouvoir. Elles les ont intégrés et même abondamment pratiqués au cours de l’histoire. Le piratage d’un film constitue, en revanche, une menace plus subversive. Il s’agit de manipuler l’information, de la transférer par des canaux alternatifs, des canaux qui échappent aux structures de pouvoir. Elles n’ont pas l’intention de se laisser contourner.

Alors Internet n’a aucun impact sociétal ? Par leurs réactions musclées, les gens de pouvoir me paraissent plus lucides que l’intelligentsia techno-sceptique.

Books

Dans son numéro de mars-avril, la revue Books titre en cover Internet contre la démocratie ? Bien sûr pour égratigner Internet. Je vais y revenir. Mais ne trouvez-vous pas étrange que ces revues papier qui peinent à cause d’Internet ne cessent de dénigrer Internet ?

Comment les prendre au sérieux ? Si Internet change un tant soit peu la société, leur modèle ne tient pas. Comment voulez-vous que ces journalistes soient objectifs ? Le rédacteur-en-chef de Books avoue d’ailleurs dans son édito que sa revue est loin de l’équilibre.

J’imagine ce qu’il pense : « Que ce serait bien si Internet pouvait se dégonfler, si on pouvait en revenir à l’ancienne économie du papier. Alors essayons d’entretenir cette idée d’un Internet malsain pour entretenir cette autre idée que les informations de qualité ne se trouvent que sur le papier. » Ce point de vue traverse le dossier de Books.

Vous allez peut-être vous demander si les défenseurs d’Internet sont eux-mêmes objectifs ? Si Internet se développe, nous gagnons par ricochet du prestige. D’un autre côté, nous aussi, surtout ceux qui comme moi vivent de l’écriture, nous ne gagnons rien à ce développement, il ne nous paie pas plus que les journalistes des magazines qui agonisent (et même moins). Si nous nous engageons pour Internet, c’est parce que nous croyons qu’il ouvre de nouvelles possibilités historiques. Nous le faisons, en tout cas je le fais, par militantisme.

Oui, nous sommes des militants, nous ne sommes donc pas objectifs, mais nous ne nous contentons pas du monde que nous observons. Nous voulons le transformer, l’orienter dans la mesure de nos moyens dans une direction qui nous paraît plus agréable (je reste vague au sujet de cet agréable pour laisser la place à une pluralité d’agréables).

La technique du Lone Wolf

Lors de cette brillante conférence, Alain Chouet nous explique qu’Al Qaïda est morte entre 2002 et 2004 :

Ce n’est pas avec un tel dispositif [une cinquantaine de terroristes vivant en conditions précaires dans des lieux reculés et avec peu de moyens de communication] qu’on peut animer à l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique.

Preuve : aucun des terroristes de Londres, Madrid, Casablanca, Bali, Bombay… n’ont eu de contact avec l’organisation. Chouet nous présente tout d’abord la vision traditionnelle de ce qu’est une structure politique hiérarchisée. Pour agir à l’échelle globale, elle a besoin de liens fonctionnels. Il faut que des gens se parlent et se rencontrent et se commandent les uns les autres. Si ces critères ne sont pas remplis, la structure n’existe pas, Al Qaïda n’existe pas.

Chouet montre toutefois qu’une autre forme d’organisation existe, un réseau de gens isolés, les loups solitaires qui se revendiquent d’Al Qaïda. Maintenant que l’information circule, n’importe quel terroriste peut se dire d’Al Qaïda s’il se sent proche des valeurs d’Al Qaïda. Il n’a pas besoin adhérer au parti pour être membre du parti.

Pour Chouet, on ne combat pas une structure en réseau avec des armées hiérarchisées. On ne fait ainsi que créer des dommages collatéraux qui ont pour effet d’engendrer de nouveaux terroristes. Pour s’attaquer au réseau, il faut une approche en réseau. Exemple : proposer en tout point du territoire une éducation et une vie digne aux hommes et aux femmes qui pourraient devenir membres du réseau.

Tous ceux qui critiquent Internet et même tous ceux qui théorisent à tort et à travers à son sujet devraient écouter et réécouter cette conférence d’Alain Chouet. Trop souvent, ils pensent hiérarchies et oublient que le Web a été construit par des loups solitaires (à commencer par Tim Berners-Lee qui a travaillé en perruque au CERN). Pour créer un site Web, nous n’avons rien à demander à personne.

Inversement, si des gens veulent utiliser internet pour s’attaquer à des structures centralisées, ils ont tout intérêt à adopter une stratégie en réseau (à moins d’être de force égale ou supérieure à leurs ennemis centralisés).

Le cyberoptimisme

En introduction du dossier de Books, Olivier Postel-Vinay veut en finir avec le cyberoptimisme. C’est un peut comme s’il écrivait qu’il fallait en finir avec l’église catholique, l’anarchisme ou le capitalisme. Le cyberoptimisme, c’est l’engagement militant que j’évoquais.

Il ne s’agit pas d’en finir mais de faire que cet optimisme se concrétise et transforme la société, cette société pas toujours belle à voir. Sans optimisme, elle risque de se gâter davantage. Et puis optimisme rime-t-il avec irréalisme ? Je ne vois pas de lien de cause à effet.

Et puis quand on écrit dans un canard qui se prétend sérieux et qu’on fait parler des gens comme Berners-Lee, on les cite. Où le père du Web a-t-il dit qu’Internet pouvait jouer un rôle sur le plan démocratique ?

[Berners-Lee] se persuada très tôt du rôle positif, voire révolutionnaire, que ce nouvel instrument pourrait jouer sur le plan de la démocratie, écrit Postel-Vinay. Avec le Web, Internet offrait désormais à tout un chacun la possibilité de s’exprimer immédiatement dans la sphère publique et d’y laisser une trace visible par tous, dans le monde entier. Bien avant l’apparition de Google et autres Twitter, l’outil affichait un énorme potentiel de rénovation civique.

Que de confusions. Internet tantôt un instrument, tantôt un outil, pourquoi pas un media. Internet est bien plus que tout cela : un écosystème où l’ont peut entre autre, créer des outils. Il ne faut pas confondre le Web et les services Web comme Google ou Twitter. Cette confusion peut avoir des conséquences aussi dramatiques que de prendre Al Qaïda pour une structure hiérarchique et l’affronter comme telle.

Le Web est une structure décentralisée, en grande partie auto-organisée. Google, Twitter, Facebook… sont des entreprises centralisées, structurées sur le même modèle que les gouvernements les plus autocratiques de la planète. Comment imaginer que des citoyens pourraient faire la révolution en recourant à ces services ? Il faut être un cyberdumb comme Clay Shirky pour le croire. Alors doit-on dénigrer Internet à cause d’un seul imbécile avec pignon sur rue outre atlantique ?

La partie politique du dossier de Books ne s’appuie que sur les théories de Shirky critiquées par Evgueni Morozov. C’est surréaliste. Shirky vit dans le monde des capital-risqueurs américains. Vous vous attendez à une quelconque vision politique novatrice venant d’un tel bonhomme ?

Comment quelqu’un nourri à la dictature de l’argent pourrait penser la révolution politique ? Il ne le peut pas. Pour lui la révolution ne peut passer que par les services cotés en bourse. On n’abat pas la dictature avec des outils dictatoriaux sinon pour établir une nouvelle dictature.

Il faut arrêter de prendre Shirky en exemple et de généraliser ses idées à tous les penseurs du Web. Surtout à Berners-Lee qui n’a jamais fait fortune. Qui s’est toujours tenu à l’écart du monde financier.

Dans Weaving the Web, il évoque le rôle de la transparence des données et de leur interfaçage (ce qu’il appelle le Web sémantique). Il a souvent depuis répété que les démocraties se devaient d’être transparentes, ce que permet le Web. Ce n’est pas quelque chose d’acquis et c’est pourquoi il faut des militants. Le Web en lui-même ne suffit pas. Sa simple existence ne change pas le monde. C’est à nous, avec lui, de changer le monde.

La volonté de puissance

En 2006, quand j’écrivais Le cinquième pouvoir, nous en étions encore à une situation ouverte. Les militants comme les activistes politiques utilisaient divers outils sociaux de petite envergure qu’ils détournaient parfois de leur cible initiale. Personne ne savait a priori d’où le vent soufflerait.

Aujourd’hui, tout le monde partout dans le monde utilise les mêmes outils, des monstres centralisés faciles à contrôler (espionner, bloquer, contraindre… il suffit de suivre les péripéties de Google en Chine). De leur côté, les partis politiques, à l’image des démocrates d’Obama durant sa campagne 2008, créent leurs propres outils pour mieux contrôler leurs militants. D’ouverte, nous sommes passés à une situation fermée. La faute en incombe à trois composantes sociales.

  1. Les engagés qui se mettent en situation de faiblesse en utilisant des outils centralisés.
  2. Les forces politiques traditionnelles, au pouvoir ou à sa poursuite, qui elles aussi mettent en place des outils centralisés pour mieux contrôler (et on peut accuser tous ceux qui les conseillent afin de s’enrichir).
  3. Les développeurs de services qui veulent eux aussi contrôler et qui poussent à la centralisation pour maximiser leurs bénéfices.

Ce n’est pas en utilisant Twitter, ou tout autre service du même type, que les citoyens renverseront la dictature ou même provoqueront des changements de fond dans une démocratie.

[…] les six derniers mois [de la révolution iranienne] peuvent être vus comme attestant l’impuissance des mouvements décentralisés face à un état autoritaire impitoyable – même quand ces mouvements sont armés d’outils de protestation moderne, écrit Morozov.

Nouvelle confusion entre bottom-up, ce mouvement qui monte de la base iranienne, et la décentralisation qui elle n’est accessible que par l’usage d’outils eux-mêmes décentralisés. La modernité politique est du côté de ces outils, pas de Twitter ou Facebook qui ne sont que du téléphone many to many à l’âge d’Internet.

Avec ces outils centralisés, on peut au mieux jouer le jeu de la démocratie représentative installée, sans jamais entrer en conflit avec les intérêts de ces forces dominantes. Impossible de les utiliser pour proposer des méthodes réellement alternatives à celles choisies par les gouvernements. Par exemple, si les monnaies alternatives se développent avec des outils centralisés, elles seront contrées dès qu’elles dérangeront.

  1. Un service centralisé est contrôlable car il suffit d’exercer des pressions sur sa hiérarchie.
  2. Un service centralisé est contrôlable car il dépend d’intérêts financiers. Rien de plus confortable que de céder à des tyrans en échange de revenus conséquents.
  3. Un service centralisé n’est presque jamais philanthropique.
  4. Un service centralisé dispose d’une base de données d’utilisateurs. Il ne garantit pas la confidentialité. « Sans le vouloir, les réseaux sociaux ont facilité la collecte de renseignements sur les groupes militants, écrit Morozov. » Sans le vouloir ? Non, leur raison commerciale est de recueillir des renseignements pour vendre des publicités.
  5. Un service centralisé où tout le monde se retrouve c’est comme organiser des réunions secrètes aux yeux de ses ennemis.
  6. Un service centralisé est par principe facile à infiltrer.

Cette liste des faiblesses politiques des outils comme Twitter ou Facebook pourrait s’étendre presque indéfiniment. Il faut être naïf pour songer un instant que la révolution passerait par ces outils. Le capitalisme ne peut engendrer qu’une révolution capitaliste. Une révolution pour rien : le passage d’une structure de pouvoir à une autre. Pour les asservis, pas beaucoup d’espoir à l’horizon.

Dans Le cinquième pouvoir, je parle de la nécessité de nouvelles forces de décentralisation. Aujourd’hui, les partis mais aussi les militants n’utilisent le Web que comme un média un peu plus interactif que la télévision. Pas de quoi encore changer la face du monde. C’est ailleurs que se joue la révolution sociale de fond.

Si les dictatures s’adaptent sans difficulté aux outils centralisés comme le montre Morozov, elles sont tout aussi dans l’embarras que les démocraties pour lutter contre le P2P. Cela montre la voie à un activisme politique indépendant et novateur, quels que soient les régimes politiques. Pour envisager la rénovation avec le Web, il faut adopter la logique du Web, c’est-à-dire la stratégie des loups solitaires.

  1. Usage d’outils décentralisés, notamment du P2P.
  2. Aucun serveur central de contrôle.
  3. Anonymat garanti.
  4. Force de loi auto-organisée pour éviter les dérives pédophiles, mafieuses…
  5. Économie où Internet est si vital qu’il ne peut pas être coupé ou même affaibli sans appauvrir les structures dominantes. Ce dernier point est fondamental.

À ce jour, seul le Web lui-même s’est construit en partie suivant cette approche, ainsi que les réseaux pirates et cyberlibertaires de manière plus systématique.

La démocratie P2P

Mais qu’est-ce qu’on appelle démocratie ? Quelle démocratie Internet pourrait-il favoriser ? Utilisé pour sa capacité à engendrer des monstres centralisés, il ne peut que renforcer le modèle représentatif, quitte à le faire verser vers la dictature.

Internet est potentiellement dangereux (mais qu’est-ce qui n’est pas dangereux entre nos mains ?). Il peut en revanche nous aider à construire un monde plus décentralisé, un monde où les pouvoirs seraient mieux distribués, où la coercition s’affaiblirait, où nous serions moins dépendants des structures d’autorités les plus contestables.

Exemple. Les blogueurs ont potentiellement le pouvoir de décentraliser la production de l’information et sa critique. Je dis bien potentiellement. À ce jour, le phénomène est encore marginal. Mais ne nous précipitons pas. Le Web a vingt ans. Il y a dix ans la plupart des Internautes ne savaient rien d’Internet. Nous ne pouvons pas attendre du nouvel écosystème qu’il bouleverse la donne du jour au lendemain. Ce serait catastrophique et sans doute dangereux. Que les choses avancent lentement n’est pas un mal.

Alors n’oublions pas de rêver. Mettons en place les outils adaptés à nos rêves et utilisons-les dès que nécessaire pour résister. Ne commettons pas l’imprudence de nous croire libres parce que nous disposons d’armes faciles à retourner contre nous.

Avez-vous vu un gouvernement favoriser le développement du P2P ? Certains parmi les plus progressistes le tolèrent, les autres le pénalisent. Le P2P fait peur. Voilà pourquoi un pirate inoffensif écope de 2 ans de prison. Voilà pourquoi aussi il n’y aura de révolution politique qu’à travers une démocratie P2P.

Cessons de nous demander en quoi Internet bouleverse la démocratie représentative. En rien, en tout cas en rien de plus que la télévision en son temps, il exige de nouvelles compétences et favorisent d’autres hommes, au mieux peut-être porteur d’idées plus novatrices, mais rien n’est moins sûr.

Si Internet doit bouleverser la politique, c’est en nous aidant à inventer une nouvelle forme de démocratie, une démocratie moins autoritaire, une démocratie de point à point, une démocratie de proximité globale.

Au fait, j’ai titré ce billet “Internet stimule l’imbécilité” parce que la peur d’Internet fait dire n’importe quoi à des gens qui ne savent pas ce qu’est Internet et qui recoupent des textes écrits par des intellectuels qui eux-mêmes ne connaissent pas Internet (et la régression pourrait être poussé bien loin).


(1) J’ai trouvé ces peines dans un commentaire sur Numerama. J’ai un peu fouillé pour constater que les peines pour viol aux US étaient de durée variable mais parfois de juste 128 jours de prison.

(2) Dans le même article de Numerama.

> Article initialement publié sur Le peuple des connecteurs

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