Partager un devenir commun : l’ère des réseaux-nations

Le 17 novembre 2009

Alors qu’en France le débat sur l’identité nationale fait rage, les créateurs du web d’outre-atlantique considèrent vraisemblablement cette question outrepassée. C’est vrai qu’à l’heure du Réseau, l’idée de Nation a quelque chose de quasi-comique, ou quasi-tragique, pour des services en ligne qui agrègent des communautés se liant selon leurs affinités plutôt que selon les critères constitutifs classiques de la Nation.

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Alors qu’en France le débat sur l’identité nationale fait rage, les créateurs du web d’outre-atlantique considèrent vraisemblablement cette question outrepassée. C’est vrai qu’à l’heure du Réseau, l’idée de Nation a quelque chose de quasi-comique, ou quasi-tragique, pour des services en ligne qui agrègent des communautés se liant selon leurs affinités plutôt que selon les critères constitutifs classiques de la Nation. Mais il n’est pas question pour ces services web de faire Tabula rasa de ces critères, profondément ancrés dans l’univers collectif : certains services, comme Facebook, loin de l’idée primaire de détruire l’idée de Nation, se servent de celle-ci comme d’un terreau pour réinventer le lien social et surtout le sentiment d’appartenance aux réseaux.

Est-ce à dire qu’un Facebook invente l’idée d’une néo-Nation ? Les réseaux sociaux sont-ils des Réseaux-nations (Networks-Nations) ? Si dans 10 ans, le sujet “Facebook est il un réseau-nation ?” siège en invité d’honneur du Grand oral de Sciences-Po, il faudra d’abord, pour l’étudiant discipliné, revisiter les définitions classiques de la Nation. Soyons bon élève et anticipons l’épreuve.

1. La Nation, définition politico-juridique

Dans la version la plus commune du Petit Robert, il est dit qu’une nation est « un groupe humain constituant une communauté politique, établie sur un territoire défini (…) et personnifiée par une autorité souveraine ». Pour résumer, il s’agit donc d’un peuple auquel s’ajoute l’idée de gouvernement. De plus, si “le terme de “Nation” n’est pas défini juridiquement, toutefois l’usage en politique internationale en fait un équivalent d’État-souverain, dont les critères constitutifs sont les suivants :
# une population
# un territoire établi
# un gouvernement qui n’est subordonné à aucun autre
# une reconnaissance internationale

Le plus surprenant, c’est qu’un réseau comme Facebook remplit ces critères :

# Il existe bien une population de facebookers, qui vit sur un territoire, certes numérique, mais bien délimité, et gardé par des postes de douane aux frontières (le login)

# L’autorité souveraine s’y exerce t’elle ? Y a t’il, selon l’expression commune, un bras armé de la nation qui détient le monopole de la force ? Sans conteste la réponse est oui : la législation de chaque réseau social est celle imposée par ses créateurs (terms and conditions) ou construite par sa population par l’expérience utilisateur. Le “ou” n’est pas exclusif, Les décisions des développeurs de facebook régissent nos expériences d’utilisateurs, tant avec le site qu’avec le reste de la population. La soumission à l’autorité s’est faite avec violence, elle a d’abord été le fruit d’une longue lutte entre le gouvernant et les gouvernés dans un rapport monarchique. Prenez, par exemple, la litanie de changements de Terms & Conditions sur Facebook , certains ont provoqué des soulèvements violents parmi sa population. La monarchie absolue des débuts de Facebook a donc été contrainte de se constitutionnaliser, et mettre en oeuvre en avril 2009 une approche plus transparente et démocratique pour imposer ses décisions par le vote : Facebook site Governance “Governing the Facebook service in a more transparent way”. Une autorité souveraine s’exerce donc dans Facebook, que ce soit par la force à ses débuts, ou par le vote depuis avril. De plus, l’adéquation de Facebook avec les subtilités de la définition  française, pour qui la nation est, au sens constitutionnel, la notion juridique désignant au nom de quoi est exercé le pouvoir législatif, peut tout à fait être débattue. Selon la perspective politique à la française, en tant que mise en Å“uvre à titre juridique par la Constitution actuelle de la République française, la Nation est un ensemble de citoyens détenant la puissance politique (d’où l’Assemblée Nationale, et les députés représentants de la Nation). En l’occurrence, le fait d’impliquer sa population dans un processus démocratique, confère aux répondants de la page Facebook site governance le rôle de représentants de la Nation Facebook.

gandhilego

# Quant au critère de “reconnaissance internationale”, il faut savoir que, dans la vraie vie des relations internationales entre États, il est d’emblée un critère de mauvaise foi : en effet, la République Populaire de Chine a bien pu exister sans reconnaissance internationale de grands États du monde. La reconnaissance internationale repose avant tout sur l’état des rapports de force entre États. A ce jeu, mieux vaut montrer les bras, ce qu’a fait fait sans complexe le patron de Facebook quand il a annoncé en septembre 2009 que la “population” de Facebook (300 millions d’âmes) avoisinait celle des États-Unis (307 millions), l’effronté positionnant ainsi implicitement son réseau dans le concert des nations et dévoilant par là même ses désirs de conquête du monde (Ndlr: 1 mois plus tard, début novembre 2009, Facebook aurait dépassé 325 millions d’internautes, avec une croissance démographique de 5 millions de nouveaux utilisateurs par semaine…)

Ces 4 critères sont incroyablement condensés dans cette vidéo de Facebook Site Governance, dans laquelle Mark Zuckerberg (le Président / PDG /Monarque de Facebook) invite pour la première fois la population Facebook à voter. Le trait le plus caractéristique de cette vidéo est sûrement que vous ne la trouverez nulle part ailleurs sur le web: ni sur Youtube, ni sur un blog, nul part… Mark Zuckerberg s’adresse exclusivement à la population Facebook, sur son territoire, en invitant à un nouveau principe de gouvernance tout en renforçant le sentiment d’appartenance au réseau

2. La Nation, définition en Sciences humaines

Le sentiment d’appartenance est justement au cÅ“ur de la définition de la Nation par les sciences humaines. Un des sens admis est le suivant : « une communauté humaine identifiée dans des limites géographiques parfois fluctuantes au cours de l’histoire, mais dont le trait commun supposé est la conscience d’une appartenance à un même groupe »

A partir de cette définition, deux écoles s’affrontent (objective vs. subjective), conçues à partir des expériences nationales françaises et allemandes :

# L’école objective est issue de la philosophie allemande du début du XIXe siècle, défendue par Johann Gottlieb Fichte, selon laquelle les membres d’une Nation ont en commun des caractéristiques telles que la langue, la religion, la culture, l’histoire, voire les origines ethniques, tout cela les différenciant des membres des autres nations. Fichte, dans ses Discours à la nation allemande (1807-1808) , insiste sur l’idée de peuple et l’importance de la langue. Il est vrai, l’étymologie de “Nation” est liée à la notion de naissance (nascere). Certaines données objectives permettent de définir une nation : le territoire, l’ethnie, la langue, la religion, la culture, l’État. Mais l’idée de nation ne leur est pas réductible. Il existe ainsi des nations plurilingues (ex : la Suisse) ou connaissant plusieurs religions (ex : l’Allemagne). Il y a également des nations sans territoire propre ou d’autres encore qui sont partagées entre plusieurs États. Cette conception de la Nation trouve donc ses limites, et pourrait bien être appliquée dans ses exceptions et artefacts à un réseau comme Facebook (une nation multilingue avec plusieurs religions)

La conception moderne de la nation dépasse largement le cadre objectif. Elle trouve plutôt sa source dans un ensemble complexe de liens, subjectifs, qui fondent le sentiment d’une appartenance commune. Et c’est aussi dans cette source que s’abreuve les réseaux-nations : en exacerbant le désir et en sollicitant le sentiment d’appartenance à leur réseau

# L’école subjective est issue de la philosophie française du XVIIIe siècle et liée à la Révolution française, conceptualisée par Ernest Renan. Elle insiste sur la volonté de « vivre ensemble », la nation étant alors le résultat d’un acte d’autodéfinition. Ernest Renan, dans sa conférence de 1882 intitulée “Qu’est-ce qu’une nation ?”, pose comme critères de l’appartenance nationale “le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivisiblement”. Selon lui, “l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours.” C’est dans cette direction subjective que Facebook semble vouloir diriger ses internautes. Le “désir de Vivre ensemble” est un sentiment d’appartenance immensément plus fort que ce qu’éprouvent habituellement les membres d’une communauté, terme usuel pour désigner les membres d’un réseau. Une communauté n’est qu’un “ensemble de personnes, d’individus, ayant un, ou des intérêts communs”, définition bien pâle en comparaison de la définition subjective de la Nation. Il faut, pour les réseaux sociaux, trouver un ciment plus liant entre ses membres, ce que les anciens critères constitutifs de la Nation offrent encore.

Alors comment Facebook parvient-il à exacerber le sentiment d’appartenance de sa communauté pour parvenir à la maturité d’un Réseau-Nation ?

Au mois d’octobre, peu après avoir annoncé être devenu le 5ème pays du monde en terme de population, Facebook a facilité le lancement et la communication de deux initiatives qui sondent puis traduisent l’opinion des Facebookers :

# La première, Le Bonheur National Brut (BNB), analyse les dizaines de millions de statuts mis à jour quotidiennement pour en tirer de substantielles conclusions sur le “bonheur” global de la nation : “Chaque jour, des millions de personnes partagent ce qu’elles ressentent avec les gens qui comptent le plus dans leur vies via les modifications de leur statut Facebook. Ces mises à jour sont de petites ouvertures sur l’humeur des personnes. Elles sont brèves, directes et décrivent ce qui se passe dans leur semaine, aujourd’hui ou à l’instant même. Toutes rassemblées, ces mises à jour sont révélatrices de notre humeur collective” Si l’application se limite pour l’instant aux USA pour des raisons de langue, la vision est belle et bien de révéler “l’humeur collective” du réseau tout entier rassemblé en nation globale. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer la consonance du BNB avec un baromètre national médiatique tel que le Produit National Brut (PNB). Ou encore la référence inconsciente du BNB à l’indice de confiance des ménages, dont chacun ignore la signification exacte tout en le consacrant comme révélateur quasi-scientifique de notre forme économique nationale, et donc de notre devenir commun

# La deuxième est en fait un nouveau portail (peace.Facebook.com) destiné à promouvoir la paix dans le monde. L’ambition semble démesurée : “Facebook est heureux de pouvoir aider au rapprochement entre les peuples grâce à sa technologie. C’est en aidant à communiquer et à échanger des idées que nous pourrons réduire les conflits à court et à long terme” Cette initiative repose sur un mouvement plus large à l’initiative de Stanford : Peace Dot. Le point saillant ici, c’est que Facebook tente, en se positionnant au dessus de la mêlée, de démontrer que son réseau permet de dépasser les traditionnels clivages qui opposent les nations traditionnelles, mais il le fait en usant des critères traditionnels objectifs de la Nation, en comptabilisant par exemple le nombre de liens d’amitié se créant dans le réseau entre historiques nations sÅ“urs ennemies : Grecs et Turcs; Palestiniens et israéliens; albanais et serbes; etc..

L’objectif vraisemblable de ces deux initiatives est de franchir une étape décisive pour offrir un nouveau socle au lien social qui unit tous les membres du réseau: la mue d’une communauté partageant des intérêts communs à l’idée d’une nation partageant un devenir commun (le fameux “Vivre ensemble” de la définition subjective d’une nation)

L’exacerbation du sentiment d’appartenance à un réseau parait telle à certains, que des annonceurs y verraient même une opportunité de communication en jouant sur la fibre (osons) “réseaux-nationalistes” des membres. Par exemple dans cette vidéo promue par une marque, dont la description laisse songeur : “Facebook n’aime pas Twitter, qui lui ne supporte pas MySpace… Le conflit entre les plates-formes sociales n’est un secret pour personne et certaines marques l’ont bien compris… Pour la sortie de son dernier téléphone portable, le Samsung Corby S3650, la marque coréenne a recruté dans ses rangs des bloggeurs brésiliens prestigieux de 4 réseaux sociaux (Facebook, Orkut, Twitter et MySpace). Chaque représentant devait lever une mini armée pour affronter celle de son concurrent. Le but avoué était de bien entendu mettre en avant l’aisance du nouveau téléphone en matière de connectivité et de gestion des réseaux sociaux”

L’ère des réseaux-nations ou la future guerre des réseaux…?

» Article initialement publié sur Netpolitique

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