Le flop d’une technologie : pourquoi certaines technologies n’accrochent-elles pas ?
Selon les études de spécialistes de ParisTech et de Wharton School à Philadelphie, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte pour qu'une innovation se diffuse.
Comme le suggère le déploiement du nouvel iPad, Steve Jobs a le don de simplifier le processus de diffusion des technologies : créer quelque chose qui semble génial, faire savoir à tout le monde à quel point c’est génial, ensuite attendre que le monde se rue vers votre magasin.
Naturellement, Jobs ne donne qu’une vision simple des choses. Pour chaque iPod, iPhone vendu -ou peut-être bientôt iPad- des centaines de nouveaux produits technologiques sont des flops. Même le PDG de Apple a eu son lot d’échecs.
Qu’est-ce qui différencie les gagnants des perdants ? Des spécialistes de ParisTech et de Wharton School à Philadelphie qui ont étudié la diffusion des technologies estiment que plusieurs facteurs déterminent le succès d’un produit- et qu’avec la numérisation, le processus devient toujours plus complexe.
Une grande partie du succès repose sur l’équipe – et pas seulement en termes d’expertise technique. Le regard un peu idéaliste des ingénieurs interviewés dans la récente publicité de démonstration de l’iPad n’est pas inhabituel. Selon Annie Gentès, Maître de Conférence à Télécom ParisTech, les meilleurs inventeurs sont ceux qui sont presque toujours passionnés par leurs inventions. « Un inventeur doit être optimiste. Autrement, il abandonne », ajoute-t-elle.
Souvent, les idées se perdent, parce qu’il n’y a personne pour véhiculer auprès d’un plus large public la signification d’une invention. Il faut en général faire appel à des concepteurs et à d’autres personnes non spécialisées pour aider à transformer une innovation en un produit commercialisable.
Gentès qui collabore avec une équipe de concepteurs et d’experts en nouveaux médias, pour aider à trouver des applications pour les idées conçues par les chercheurs de ParisTech, explique que cette transformation s’avère être un processus complexe.
Ils discutent d’abord avec les inventeurs, dit-elle : « Nous les questionnons sur leurs sentiments, leurs valeurs, parce que c’est une chose très importante à savoir. Ces technologies sont déjà imprégnées d’un certain nombre de valeurs» explique Gentès.
Ce n’est pas toujours facile. Souvent, ils ne sont formés que pour écrire sur la dimension technique de leur invention, non sur les rêves qui ont abouti à la créer :
« Il faut les aider à dire ce qu’ils pensent de leur propre technologie et de leurs valeurs et même de leurs lectures, des ouvrages qu’ils ont lus, du roman qui les a inspirés. La plupart du temps lorsque vous vous lancez dans un projet, vous vous rendez compte qu’il a été inspiré par certains ouvrages de référence, ou certains films, et que cela aide vraiment la technologie à naître. »
Ensuite, dit-elle, nous essayons de trouver des liens entre l’imagination de l’inventeur et ce qui se fait sur le plan culturel. « Nous prenons en considération ce que les gens font déjà , comment ils réagissent par rapport aux produits culturels, aux images, à l’art, au cinéma, aux romans… à tout ce qui fait partie de la culture populaire. »
Nous nous posons les questions suivantes : « qu’est ce que les gens font aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils imaginent ? Quelle est la tendance actuelle dans le roman ? Qu’est-ce qui se passe lorsque les gens échangent entre eux, et dans quelle mesure ceci peut-il inspirer notre propre produit et le rendre plus attrayant dans ce vaste monde ? »
Selon Gentès, l’objectif, en définitive, c’est de découvrir des désirs dans la culture en relation avec ce nouveau concept. « Le désir ne se résume pas à répondre à la question : vais-je résoudre plus vite ce problème ? Évidemment, c’est souhaitable. Mais la plupart du temps, c’est quelque chose d’un peu différent… une invention naît d’une histoire », affirme-t-elle. Comprendre cette histoire sous-jacente peut permettre d’identifier des applications, et de combler le fossé entre la technologie et la société.
Enfin, plus prosaïquement, ils étudient ce qui existe déjà dans le monde en rapport avec l’invention, et ils essayent ensuite de développer des scénarios pour ces applications.
Pourtant, même le fait d’exécuter parfaitement cette phase n’est pas une garantie suffisante de succès.
« Il y a des intérêts commerciaux et des gens influents qui promeuvent une technologie et non une autre » affirme Isabelle Demeure, professeur de télécommunications à ParisTech. « C’est probablement plus facile si vous êtes Microsoft ou aujourd’hui Google pour adopter une technologie et la promouvoir que si vous êtes une géniale start-up – vous n’avez pas assez de pouvoir dans ce dernier cas. »
Par exemple, les comités de normalisation ont tendance à être dominés par de grands acteurs, qui peuvent façonner les normes selon leurs propres intérêts, analyse Isabelle Demeure :
« Il y a des gens qui luttent contre des idées qu’ils ne jugent pas bonnes, mais très probablement, ils sont fortement influencés par leur entreprise. En fin de compte, ce qui sera retenu comme normes dépend essentiellement des acteurs, de l’effort que vous y consacrez, des crédits dont vous disposez pour faire participer les personnes aux réunions, du lobbying qui pourrait être exercé. »
Dans le secteur industriel, d’autres facteurs peuvent également intervenir. Souvent ce que les économistes appellent un marché dual est nécessaire pour qu’une innovation puisse décoller. Les préférences des consommateurs ont leur importance, mais pour l’iPod, par exemple, Apple à réussi à convaincre des labels discographiques de s’associer à l’iTunes store, ce qui a permis de faire de l’iPod une « application révolutionnaire ».
Le dernier acte appartient, naturellement, au marketing face à des consommateurs versatiles – une activité complexe qui devient de plus en plus compliquée même si la compréhension du processus par les spécialistes s’approfondit.
Il y a un corpus théorique établi de longue date sur la manière dont les innovations sont généralement diffusées sur le marché. Il y a plus de cinquante ans, Everett Rogers étudia la manière dont les nouvelles idées étaient adoptées par des réseaux de personnes ; il découvrit que la diffusion d’une innovation passait par des phases bien identifiées, qu’il s’agisse des médecins de l’Iowa ou des paysans de l’Amérique du Sud.
Plus récemment, les modèles théoriques sont devenus plus complexes. Dans son nouveau livre, The Tipping Point, Malcom Gladwell a vulgarisé l’idée selon laquelle le comportement d’un petit groupe clé de personnes influentes peut amener d’importants changements de comportement des gens, presque du jour au lendemain.
Jacomo Corbo, un chercheur spécialisé dans la gestion des opérations et de l’information à Wharton, affirme que le budget du marketing viral dépasse actuellement 1,6 milliard de dollars et augmente de 30% par an. Souvent, les lancements de produits sont conçus de manière à contenir un élément viral. À titre illustratif, Google a utilisé cette idée dans son déploiement de gmail.com, en rendant la première utilisation de Gmail possible uniquement « sur invitation », selon Corbo.
Le prix est un autre élément incitatif déterminant dans l’adoption d’une nouvelle technologie. Souvent, les consommateurs précoces paient plus. Au-delà de la maximisation du prix, un prix élevé est appliqué pour accroître la valeur perçue du produit, ce qui encourage en particulier les utilisateurs influents et rehausse souvent son prestige.
Cependant, pour d’autres technologies, un bas prix – ou même la gratuité- est souvent appliqué pour essayer d’encourager la diffusion. Les marchés duals, comme les systèmes de jeu vidéo, peuvent être plus enclins à adopter ce type de tarification modérée, parce que les gains de la firme sont encore plus substantiels si elle peut devenir une norme de l’industrie. Une plateforme de jeu par exemple aura nettement plus de valeur pour les développeurs si elle bénéficie d’une large base d’utilisateurs que si elle est seulement adoptée par quelques personnes, ce qui implique que le fabricant de consoles de jeu a intérêt à distribuer la console auprès d’un public aussi large que possible.
Apple applique souvent ce type de tarification dans un but purement stratégique. Aux États-Unis, le prix du nouvel iPad est ainsi fixé à 499 dollars, ce qui le place à la hauteur du Kindle d’Amazon – exactement le genre de concurrence auquel il faudrait s’attendre dans une bataille pour devenir la plateforme dominante de e-reading.
Cependant, en Chine, la société de Cupertino est en train d’essayer une approche différente. L’iPhone coûte très cher là -bas, note Corbo, ce qui permet de réduire les problèmes de chaîne d’approvisionnement, et en même temps de rehausser son prestige auprès des personnes influentes.
Un facteur qui compliquera certainement encore plus ces stratégies dans les années à venir est que ce n’est pas seulement la diffusion qui est virale de nos jours : les inventions le sont aussi. Comme de plus en plus de sociétés sont en mesure d’observer leurs clients en temps réel, les offres peuvent être ajustées presque en temps réel. Par exemple, Google publie toujours ses systèmes en version bêta, dit Corbo, et ensuite fait des modifications dès qu’elle reçoit un feedback de ses utilisateurs.
Pour finir, la raison pour laquelle une invention devient un succès reste toujours un mystère. « Bien entendu, il y a des recettes, affirme Demeure : impliquer les concepteurs, des personnes appartenant à des domaines différents et aussi des groupes d’utilisateurs au moment de démarrer et de concevoir les services et les technologies qui les sous-tendent. Mais il y a toujours des surprises. »
Demeure se souvient d’un jour il y a environ dix ans, lorsqu’elle entendit des informaticiens de son département, de retour d’une démonstration à laquelle ils avaient assisté chez l’un des principaux opérateurs européens de téléphonie. « Ils sont revenus et ils se moquaient d’une des présentations qui avaient été faites. ‘Vous savez ce qu’ils ont inventé ? Utiliser un téléphone pour envoyer un message texte !’ Ils trouvaient cela complètement idiot. Je me rappelle que durant le déjeuner, ils en riaient. »
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