Second Life: un beau procès en vue?

Le 11 mai 2010

Les juges vont peut-être devoir répondre à cette question complexe : la propriété virtuelle existe-t-elle ? Au fond, c'est celle de l'"hybride juste", concept de Lawrence Lessig, qui est soulevée.

Le mois dernier, j’avais relevé que les conditions d’utilisation de l’univers persistant Second Life avaient été modifiées de manière à ce que les captures d’écran et les vidéos puissent être réalisées en son sein de manière plus fluide, sans se heurter à la multitude de droits de propriété intellectuelle qui imprègnent chaque chose en ce monde artificiel. Cette évolution avait été saluée comme un progrès réalisé dans le sens de l’ouverture et de la réutilisation créative des contenus.

Or il s’avère que ces CGU contiennent d’autres modifications importantes, qui ont déclenché une vague de plaintes aux Etats-Unis de la part des résidents de Second Life, et qui vont peut-être déboucher sur un des procès les plus intéressants de ces dernières années, puisqu’il confrontera les juges à cette épineuse question : la propriété virtuelle existe-t-elle ? Mais plus largement, cette affaire renvoie au problème de “l’hybride juste”, un concept forgé par le juriste américain Lawrence Lessig, relatif aux rapports que les services 2.0 entretiennent avec leurs utilisateurs.

S'acheter une île de rêve sur Second Life, c'est possible. Mais cela vaut-il quelque chose ? (Par Rikomatic. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

Jusqu’à présent, Linden Lab, l’entité à l’origine de Second Life, s’était montré très libéral dans la manière dont il proposait son service aux utilisateurs. Les “terrains virtuels” que les usagers pouvaient acheter contre de l’argent, bien réel, étaient présentés comme des possessions véritables, des petits bouts du monde, que les résidents étaient libres de développer et d’occuper à leur guise.  Philip Rosedale, le directeur général de Linden Lab,  déclarait :

What you have in Second Life is real and it’s yours. It doesn’t belong to us. We have no claim to it.

Il n’est pas douteux qu’une telle promesse a contribué pour une part au succès de l’univers, en le démarquant de ses concurrents. Il offrait aux usagers le sentiment d’être un peu “chez eux”, dans une sorte d’Eldorado de la propriété virtuelle. Surtout que Second Life n’est pas uniquement un jeu innocent, mais également un véritable microcosme économique avec ses entreprises, ses marchands et même sa propre monnaie, le Linden Dollar.

Expropriation en vue sur Second Life ?

Les nouveaux terms of service ont opéré un virage assez radical par rapport à la promesse initiale, qui marque un retour en arrière par rapport à l’idée de propriété :

“VIRTUAL LAND” IS IN-WORLD SPACE THAT WE LICENSE

Virtual Land is the graphical representation of three-dimensional virtual world space. When you acquire Virtual Land, you obtain a limited license to access and use certain features of the Service associated with Virtual Land stored on our Servers. Virtual Land is available for Purchase or distribution at Linden Lab’s discretion, and is not redeemable for monetary value from Linden Lab.

Le terrain virtuel n’apparaît pas comme une propriété, mais comme un service auquel une simple licence donne un droit d’accès et d’usage. On est assez loin de la propriété inviolable et sacrée de l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme, puisque cette licence est révocable à tout moment par Linden Lab. Les terrains virtuels de Second Life ne sont pas plus de véritables propriétés que les livres numériques que nous achetons.

Ce changement de politique n’a pas été du goût de tous les résidents et particulièrement de ceux qui avaient consacrés beaucoup de temps et d’efforts à enrichir et développer leurs terrains. Pour certains d’entre eux, Second Life était même devenu un véritable outil de travail. Cet article du Los Angeles Times raconte ainsi comment un architecte, David Denton, avait acquis pour 700 dollars une île afin d’en faire un lieu d’exposition de ses créations, qu’il faisait visiter aux avatars de ses clients pour leur donner un avant-goût de ses talents.

Les résidents de Second Life pourraient bien se voir privés... de propriété privée ! (Propriété privée. Par Y. Caradec. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

David est l’un des 50 000 résidents qui ont dépensé un peu plus de 100 millions de dollars pour acquérir un lopin de terre virtuelle. Beaucoup d’entre eux ont vécu la modification unilatérale des conditions d’utilisation de Second Life comme une  expropriation et ont décidé d’agir en justice pour faire valoir leurs droits et demander réparation du préjudice subi.

L’affaire est sérieuse, car le procès prend la forme d’une class action (un recours collectif), particularité du droit américain qui permet à un groupe de plaignants de représenter devant les juges une catégorie de personnes partageant les mêmes intérêts et d’agir en leur nom. Ici, les résidents qui ont saisi la justice entendent bien défendre les droits de tous les utilisateurs de Second Life depuis son lancement en 2003.

Ce procès au léger parfum de science fiction juridique s’annonce passionnant à suivre, car il faudra pour trancher que les juges décident si la propriété virtuelle a un sens et si on peut lui appliquer les mêmes règles que la propriété des biens matériels.

Existe-t-il des “hybrides justes” ?

Plus largement, cette affaire renvoie à ce que le juriste Lawrence Lessig, le père des licences Creative Commons, appelle la question de “l’hybride juste”.

Dans le web 2.0, les contenus sont de plus en plus directement produits par les utilisateurs des services (User Generated Content) de manière interactive. S’ils ne sont plus des consommateurs passifs, mais s’ils contribuent directement à enrichir les services qu’ils utilisent, ne devraient-on pas reconnaître et garantir aux internautes des droits sur ces contenus, auxquels ils consacrent leur temps et leur créativité ?

Je vous recommande de visionner (ou de revisionner) la conférence de Lawrence Lessig : “Getting the network the world need” (sous-titrée en français). Aux minutes 28 et 39, Lessig introduit et développe ce concept de “l’hybride juste”, qui apparaît en filigrane dans l’affaire Second Life.
Lessig distingue deux types d’économies sur le web : une économie commerciale et une économie du partage. La première repose classiquement sur des échanges monétaires, tandis que dans la seconde, les individus vont donner gratuitement de leur temps pour contribuer à créer des contenus et les partager avec d’autres utilisateurs (eBAy contre Wikipédia, pour aller vite).

Cette distinction permet de repérer des grandes tendances sur le web, mais Lessig insiste sur le fait que de plus en plus de services sont en réalité des “hybrides”, mêlant de manière inextricable le commerce et le partage. Flickr par exemple est né comme une plateforme d’échange de photographies entre utilisateurs, autorisant l’emploi des licences Creative Commons pour faciliter la réutilisation des contenus. Le site  a cependant été racheté en 2005 par Yahoo!, qui a décidé de tirer profit de cette économie du partage, en y injectant des services payants. Et cela a fonctionné puisque Flickr constitue l’une des acquisitions les plus rentables de Yahoo!

À l’inverse, des services commerciaux dès l’origine peuvent être des lieux de partage, d’échange et de co-production des contenus. Amazon par exemple offrent aux utilisateurs des fonctionnalités pour critiquer, noter, tagger les produits qu’il propose à la vente, et ces enrichissements apportés gratuitement par les usagers font partie intégrante de sa stratégie et de son modèle économique. Ils constituent même une partie non négligeable de la valeur du site. Second Life, que Lawrence Lessig cite également comme exemple, fait lui aussi partie de ces hybrides commerciaux qui savent parfaitement tirer profit de l’économie du partage.

Lessig constate que la plupart de ces hybrides ne sont pas “justes”, dans la mesure où ils s’approprient, par le biais de leurs conditions d’utilisation, les apports de leurs utilisateurs. Une bonne illustration citée par Lessig : le site Star Wars Mashup (visiblement disparu), qui permettait aux fans de la série de remixer des vidéos tirés des films, mais opérait par le biais de ces CGU une discrète – mais non moins totale – cession des droits au profit de… Lucas Films (!), y compris pour les contenus originaux créés par les usagers (comme les musiques).

Le Bon, la Brute et le Tru@nd

Parmi les plateformes hybrides, il y a bien peu de bons, quelques brutes comme Star Wars Mashup, mais surtout, un certain nombre  de tru@ands… Des sites qui commencent à attirer les utilisateurs avec des CGU très ouvertes pour susciter une communauté de contributeurs actifs et qui, brusquement, opèrent un changement de leurs conditions d’utilisation.

C’est exactement ce que vient de faire Second Life, en balayant d’un revers contractuel la propriété virtuelle de ses résidents. Mais il ne faut pas chercher très loin pour trouver d’autres “coups de filets” tout aussi marquants. Twitter par exemple, dont les CGU d’origine proclamaient “What’s yours is yoursa changé en 2009 de conditions d’utilisation et s’est octroyé au passage une licence générale d’utilisation sur les tweets produits par ses usagers, de manière à préparer la mise en place de son modèle publicitaire. Dans un autre registre, EFF publiait récemment une chronologie qui montrait comment Facebook, par le biais de six changements de CGU depuis 2005, s’est octroyé graduellement des droits d’usage de plus en plus importants des données personnelles de ses utilisateurs.

Ces conditions d’utilisation, souvent obscures et illisibles, permettent aux éditeurs de ces sites de s’approprier les fruits de l’intelligence collective à l’œuvre sur le Web 2.0 et d’en capter le bénéfice. Elles font trop souvent de nous des fourmis, sacrifiant de leurs temps et de leur énergie, au profit de quelque chose qui les dépassent et dont elles n’ont pas conscience.

Certains n’hésitent pas à parler à propos de ces pratiques d’un “effet de serfs” sur la Toile ou d’un parasitisme immatériel, qui constituerait l’infrastructure réelle du nouveau capitalisme cognitif, à l’oeuvre sur Internet, derrière le voile idéologique du collaboratif et de la culture libre.

Pour en sortir : propriété virtuelle ou biens communs ?

Lessig pose la question de savoir à quelles conditions juridiques un hybride peut être considéré comme juste, sans apporter véritablement de réponse. Il faudrait certainement passer beaucoup de temps à analyser et à comparer les conditions d’utilisation des sites 2.0 pour faire un état de la question (une première ébauche intéressante dans ce billet). La lecture de ce rapport de l’IVIR “Legal Aspects of User Created Content” fournit également des pistes intéressantes.

Mais je suis loin d’être certain que revendiquer une propriété virtuelle, comme tentent de le faire les résidents de Second Life, constitue une bonne solution. Ces usagers me font penser aux victimes de ces arnaques à qui l’on vend des bouts de terrains sur la Lune ou le nom d’une étoile, par le biais d’un contrat de pacotille. La notion de propriété dans le virtuel est hautement problématique ; il est loin d’être certain (ni même souhaitable) que l’on puisse étendre les principes de la propriété matérielle aux objets immatériels. Souvenons-nous de la mise en grade de Rousseau, qui conserve toute son acuité à l’heure du numérique :

Pour moi, un hybride juste serait celui qui réussirait, non pas à garantir aux usagers un titre de propriété sur les contenus qu’ils produisent, mais à faire en sorte, au contraire, que personne ne puisse s’approprier définitivement le fruit de l’intelligence collective et des interactions nées du partage et de l’échange (voyez cet excellent article sur la question). Pour cela, il faudrait pouvoir juridiquement constituer les User Created Content en biens communs, non appropriables à titre exclusif.

Le défi consiste à le faire tout en permettant à des modèles économiques de se mettre en place, pour que le caractère hybride des plateformes puisse perdurer.

Utopie numérique ?

Billet initialement publié sur :: S.I.Lex ::

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