L’empire bulldozer

Le 28 mai 2010

Google n’est pas seulement devenu en un temps record un mastodonte de l’économie mondiale. Il incarne la troisième révolution industrielle, celle du numérique. (Suite de l'article "Google: Cours camarade, le vieux monde est derrière toi!")

Suite et fin de l’article “Google: Cours camarade, le vieux monde est derrière toi!”

La stratégie du bulldozer: où Google passe, rien ne repousse

Sur tous les grands enjeux du moment, l’offensive de Google se heurte aux résistances de l’ancien monde. La numérisation de l’ensemble du patrimoine papier mondial fait flipper les tenants de la culture à l’ancienne et surtout les auteurs ou leurs ayants droit, qui craignent à juste titre d’être dépecés. Les atteintes à la vie privée se multiplient [ND: À titre purement informatif, on se référera notamment à la phrase culte de Mark Zuckerberg (Facebook) : « La vie privée est une notion dépassée. »], comme on l’a vu avec les bugs à l’occasion du lancement de Google Buzz. Des voix s’élèvent pour critiquer la sacro-sainte pertinence du référencement : « Si Google ne fait que de la pertinence, il est obligé de perdre de l’argent », nous dit Renaud Chareyre.

Quant au dossier chinois, on a vu comment, dès qu’on touche à la géopolitique, Google tergiverse. D’abord en acceptant la censure de Pékin sous couvert du « Un peu de Google vaut mieux que pas de Google du tout », puis en jouant les effarouchés dès lors que des boîtes gmail ont été piratées par des affidés du régime. Enfin, les États commencent à en avoir assez de se faire dépouiller en assistant sans moufter au racket de l’évasion fiscale : « C’est comme si tu construisais une autoroute et que des types venaient y installer un péage pour leur compte », éclaire Distinguin.

Et de fait, sur tous ces sujets, on ne compte plus les procès auxquels est confrontée la firme californienne. En France, en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne (où l’on réfléchit à rendre hors la loi Google Analytics, l’outil de décryptage hyper précis du trafic sur Internet), au Canada, et même aux États-Unis, où les auteurs ont compris que le premier accord signé avec Google était une grosse arnaque. Le roi ne vacille pas encore sur son trône. Mais le système de régulation tel qu’on le connaît n’a pas dit son dernier mot. Avec un peu de retard à l’allumage, la riposte n’en est qu’à ses prémices, et il s’en faudrait de peu pour qu’une action coordonnée des États ou une jurisprudence assassine n’entaille la carapace du Golgoth. Voilà qui oblige Google à jouer serré : un récent article du Monde Magazine qualifiait David Drummond, le directeur juridique de la firme, de « ministre des Affaires étrangères ». Alors à quand Google à l’ONU, avec siège permanent au Conseil de sécurité ?

D’autant que la « googlelisation » du monde trouve partout des points d’appui solides. En France, le think tank Renaissance numérique proclame dans sa déclaration de principes : « Beaucoup de piliers de notre société démocratique sont à adapter dans ce monde qui change. » Sous couvert de respect de la « citoyenneté numérique », c’est tout un pan des us et coutumes de l’ancien monde que les lobbyistes cherchent à mettre à bas. D’ailleurs, l’un des vice-présidents de cette très sérieuse association n’est autre qu’Olivier Esper, directeur des relations institutionnelles de Google France. De même, il existe des voix autorisées pour réfuter tout manichéisme sur le dossier de la numérisation du patrimoine littéraire.

Bruno Racine, réélu à la tête de la Bibliothèque nationale de France, et qui vient de publier Google et le nouveau monde, affirmait dans un entretien au Point : « La numérisation n’est pas simplement la conversion du livre en numérique, c’est aussi une révolution des usages avec une circulation de la pensée sous de nouvelles formes. » Racine veut tenir compte de la réalité plutôt que de perdre son temps en vaines incantations. Sans doute vise-t-il ici son éminent prédécesseur, Jean-Noël Jeanneney, farouchement opposé à l’offensive de Google et partisan, lui, des projets français et européens de bibliothèque numérique Europeana et Gallica.

Enfin, les utilisateurs de Google demeurent ses meilleurs défenseurs. Certes, les règles se sont complexifiées et opacifiées, l’info est cloisonnée. Certes, avec Google Buzz, « Google s’est fait attraper sur sa propre réputation de service public », note Distinguin. Mais, ajoute-t-il, « Google est entré à l’âge adulte. Il est là pour durer ». Et l’on peut toujours compter sur ce vieux briscard d’Éric Schmidt pour rassurer son monde :

« Si nos utilisateurs ne sont pas contents, c’est la mort de l’entreprise. Donc nous sommes obligés de trouver des solutions. »

Jusqu’à quand ?

Les deux ennemis de Google

L’adage est archiconnu : plus vous êtes puissant, plus vous accumulez les ennemis. Le premier d’entre eux se nomme Apple. En s’attaquant au marché de la téléphonie mobile, Google s’est attiré les foudres du Godfather Steve Jobs. Ce dernier aurait déclaré à des collaborateurs : « Ne vous méprenez pas : ils veulent clairement tuer l’iPhone. Mais nous ne les laisserons pas faire. » Avant d’ajouter, acerbe : « Don’t be evil, c’est de la merde. »

La baston annoncée entre les deux géants semble en effet inévitable depuis que Google a décidé de marcher sur les plates-bandes de la Pomme. En riposte, Apple menace de retirer la barre de recherche automatique Google de son navigateur Safari. De plus, Apple vient d’être désigné par le magazine Fortune comme la « société la plus admirée au monde », loin devant son dauphin… Google ! « Il est quasi inévitable que Google et Apple se mettent sur la gueule », prophétise Distinguin. Qui nous livre le fond de sa pensée : « Google répond à tous les besoins, sauf à celui du divertissement. Même YouTube, propriété de Google, est dans une logique de “search” plus que de média. Apple fabrique des produits charnels que l’on peut toucher, presque caresser. Et payants ! » La guerre s’annonce épique. D’un côté le Don’t be evil de Google, de l’autre la transgression d’Apple, le retour du refoulé. Un réveil du clivage droite/gauche ? L’image ne manque pas de piquant.

Mais le seul, le vrai, le pire ennemi de Google, n’est autre que… Google lui-même.

Un empire meurt quand il dépense trop de temps, d’énergie et d’argent à sa propre conservation. Même quand il s’agit de soft power. D’où l’obligation de fuite en avant perpétuelle de Page et Brin, pour qui tout retour en arrière ou même toute stagnation serait fatale. Les risques d’auto-étouffement et d’épuisement guettent. Le poids de la bureaucratie et des procédures oblige Google à embaucher toujours plus, à innover plus, investir plus, chasser le temps perdu avec acharnement.

Parvenu à l’âge adulte, le Léviathan Google peut finir par ressembler à son pire cauchemar : une structure boursouflée, lente à réagir, lacérée par une myriade de petits adversaires mobiles et voraces. Tel l’Empire romain, il faut sans cesse calmer les menaces de sécession à l’autre bout du vaste territoire, où des populations assimilées à la va-vite fomentent la rébellion. « David devenu Goliath, son destin est de décevoir », glisse Distinguin.

Jeff Jarvis lui-même, thuriféraire du génial modèle Google, n’hésite pas à formuler les risques qu’encourrait un Google victime de son succès :

« Aussi difficile à imaginer que ce soit, Google pourrait échouer. Il pourrait grossir de manière trop désordonnée pour fonctionner efficacement (…). Google pourrait imposer, en se développant, une domination telle que les régulateurs publics tenteraient de l’arrêter (…) Google pourrait perdre notre confiance dès lors qu’il utiliserait à tort des données personnelles qu’il possède à notre sujet… »

Oui, tout empire est mortel. Même l’empire du bien.

Article publié dans le magazine Usbek & Rica, disponible à partir du 3 juin

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Crédit Photo CC Flickr: Missha.

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