Hadopi: fini de rire?

Le 15 juin 2010

Hadopi revient par la porte Orange. L'occasion pour la soucoupe de revenir sur la genèse de la loi, et sur ce pourquoi nous continuons à critiquer l'instauration d'un tel dispositif.

[Ndlr] La soucoupe entretient une longue histoire d’amour avec l’Hadopi. La lutte contre l’adoption de cette loi est même un point commun à une immense majorité des contributeurs (et sans nul doute des lecteurs) qui nous soutiennent et nous suivent depuis maintenant près d’un an.

Pour les brebis égarées et parce que Jean-Marc Manach a eu la gentillesse de s’y coller, nous proposons un petit rappel de certains des fondements de notre engagement, et un retour sur la chronologie de cet inconcevable imbroglio.

Commençons par le fait que l’Hadopi veut faire de tout un chacun son propre petit Big Brother, contraignant les internautes à “surveiller” ce qui est fait de et sur leur ordinateur. Cela peut se faire un mécanisme prévu par le droit civil français: le renversement de la charge de la preuve.

Ce sont les accusés qui ont à prouver leur innocence. Dans ce que prévoit l’Hadopi, chaque internaute devra, s’il veut prouver son innocence, installer un mouchard pour surveiller l’activité de son ordinateur. C’est le même principe que pour la vidéo-surveillance (pardon… “protection”): vous n’avez rien à craindre si vous n’avez rien à vous reprocher.

Les individus fichés par le biais d’un traitement de données informatisées seront quant à eux considérer comme suspects jusqu’à ce qu’ils aient fait la preuve du contraire. Problème, si l’on relit l’article premier de loi informatique et libertés, on peut penser qu’il y a hiatus:

L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.

On est bien loin de l’esprit de la loi qui autorise cette pratique. Qui plus est, ce mouchard, (pardon… “outil de sécurisation”), sera bien évidemment payant.

Ironie d’un dispositif rudement bien rodé: les internautes, qu’ils téléchargent ou non, devront payer un logiciel espion et l’installer sur leur ordinateur pour sauver les artistes et les industries culturelles.

Alors, Hadopi, fini de rire?

Au moment où Orange prend les devants, retour sur la genèse d’une loi contre laquelle nous n’avons pas fini de nous mobiliser /-)

Ouverture officielle de la “chasse aux pirates”

Nombreux sont les internautes qui se sont désolés de voir que la CNIL avait validé la demande des ayant-droits de:

procéder à des collectes automatisées d’adresses IP d’utilisateurs mettant à disposition illicitement sur les réseaux P2P des phonogrammes et/ou des vidéomusiques

En clair : la “chasse aux pirates” peut être lancée, et les grandes oreilles de Trident Media Guard, l’entreprise chargée de cette traque, vont enfin pouvoir être déployées (ce qui lui a d’ailleurs valu un Big Brother Award cette année).

Peu nombreux sont les internautes qui savent que pour procéder à ce type de surveillance généralisée par des opérateurs privés, il avait fallu modifier la loi informatique et libertés. Cette modification permet de constituer des fichiers, eux aussi privés, de délinquants présumés.

1er avril 2003: Alex Türk déjà à la manœuvre

Le Sénat est appelé à discuter de la refonte de la loi dite informatique et libertés, adoptée en 1978 et qu’il fallait mettre à jour.

Alors vice-président de la CNIL, mais également rapporteur du projet de loi au Sénat, Alex Türk soutient un amendement, dont il est l’auteur. Celui-ci vise à lutter contre la mise en place clandestine de systèmes de surveillance des internautes… en les légalisant. Il autorise en effet la création par des entreprises privées fichiers d’auteurs présumés d’infraction :

En l’état actuel du projet de loi, seules les juridictions, les autorités publiques et les personnes morales gérant un service public, ainsi que les auxiliaires de justice, peuvent mettre en Å“uvre des traitements relatifs aux infractions, condamnations et mesures de sûreté. L’amendement que nous vous proposons ajoute une troisième hypothèse : les personnes morales victimes d’infractions.

La loi Informatique et libertés a en effet ainsi été pensée de sorte que seuls la police, les autorités et les auxiliaires de justice sont habilités à ficher les “suspects“. Il s’agissait, à l’époque, de protéger les citoyens du fichage administratif et policier (voir Safari ou la chasse aux Français).

Or, depuis 1978, le nombre de fichiers a explosé, tout comme ont les technologies, informatiques notamment, de fichage des individus. C’est d’ailleurs l’argument mobilisé par la CNIL et Alex Türk pour appeler à cette extension de la possibilité de créer des fichiers de suspects :

Cette disposition est vivement souhaitée par la CNIL, ce pour une raison qui peut paraître étrange : elle permettra d’éviter la mise en place d’un certain nombre de fichiers clandestins. En effet, beaucoup de fichiers existent sans être connus de la CNIL. L’objectif est de les inscrire dans cette base juridique de façon que, désormais, ils fassent l’objet d’un contrôle.

15 juillet 2004: Les droits d’auteur entrent dans l’arène

En deuxième lecture, le sénateur Robert Bret défend un amendement dont l’objectif affiché est clairement de supprimer celui d’Alex Türk, au motif qu’il ne vise pas tant à lutter contre les fichiers clandestins qu’à afficher “une volonté de défense du droit d’auteur” :

Avec la loi sur l’économie numérique, vous aviez déjà justifié l’abaissement du niveau de protection de la correspondance privée des messageries électroniques personnelles par la volonté de défendre le droit d’auteur ; il s’agissait de pouvoir lutter directement contre le peer to peer en permettant de traquer ce type de fichiers directement dans les e-mails.

Nous avions dit à l’époque que la fin ne pouvait certainement pas justifier les moyens employés. Vous récidivez aujourd’hui en autorisant directement les sociétés de défense des droits d’auteur à constituer des fichiers de ces internautes « délinquants du droit d’auteur ». Si nous comprenons la nécessité de lutter contre la fraude, nous ne voulons pas créer « un délit d’habitude » quand un jeune réalise une copie pour lui-même.

Il convient en effet de distinguer l’usage personnel du trafic en vue de la revente, distinction qui n’apparaît pas dans le texte. En outre, nous avons toujours plaidé en faveur d’une réflexion beaucoup plus large sur les droits d’auteur. Plutôt que de chercher les solutions dans la répression des jeunes, il faut, par exemple, réfléchir au prix du disque et inventer de nouvelles formes de rémunération pour les auteurs. En tout état de cause, vouloir régler la question dans un texte qui ne concerne absolument pas les droits d’auteur ne me semble pas une bonne solution, d’autant que votre disposition ne s’articule pas avec le droit à la copie privée reconnu par la loi du 3 juillet 1985.

Piqué au vif, Alex Türk, qui est entre-temps devenu le président de la CNIL, rétorque que ce type de “traitement de données à caractère personnel relatives aux infractions” existe dans plusieurs autres pays européens, et défend vertement son amendement :

Je préfère mille fois mettre en place un cadre juridique afin d’améliorer le contrôle plutôt que de m’enfouir la tête dans le sable et de les laisser exister.

Il n’est absolument pas question, pour le législateur, de favoriser des activités clandestines. Il s’agit de les repérer si elles existent, de les encadrer juridiquement, et de les interdire le cas échéant. L’objectif consiste à sortir ces pratiques de la clandestinité et à les soumettre aux règles de droit commun.

Je pense, par exemple, au droit d’accès, au droit de rectification, au droit d’opposition ; bref, je pense à tous les droits qui sont conférés à nos concitoyens afin qu’ils puissent défendre leur liberté et, surtout, assurer la protection de leurs données personnelles.

De plus, il souligne que cette modification de la loi n’est qu’une partie de la solution, dans la mesure où “il faudra adopter un autre projet de loi pour mettre en Å“uvre cette disposition“, tout en reconnaissant que son amendement n’en procède pas moins d’un “curieux montage juridique” (Alex Türk est docteur en droit) :

Le projet de loi que nous sommes en train d’examiner fixe le principe que le législateur, s’il le souhaite, pourra autoriser une personne morale de droit privé à créer des fichiers d’infractions. Cette mesure pourrait être considérée comme un curieux montage juridique, mais elle devrait plutôt vous rassurer.

Nous nous retrouverons alors ici pour en discuter le moment venu. Nous n’ouvrons donc aucune vanne dangereuse, puisque tout est verrouillé par le législateur. Il est vrai que, sur le plan éthique, on ne peut peut-être pas mettre au même niveau le cas du jeune qui réalise une copie avec le piratage organisé.

Mais il faut tout de même fixer un cadre juridique afin de distinguer clairement ce qui est légal de ce qui ne l’est pas. C’est l’objectif que nous visons avec la rédaction que nous avons retenue.

On pourra gloser à l’envi sur cette proposition d’encadrement de pratiques clandestines (la constitution par des personnes morales, de fichiers d’auteurs présumés d’infraction), alors que le législateur aurait tout aussi bien pu décider d’encadrer ces autres pratiques clandestines que sont les différentes formes de téléchargement.

Le Parlement a choisi son camp, et préféré couvrir la possibilité, pour les ayant-droits, de se substituer aux autorités, à la police et la justice, plutôt que de légaliser le fait que des millions de gens, en France mais pas seulement, se sont mis à télécharger.

Évoquant ainsi la question des droits d’auteur, qui avait soigneusement été évitée en première lecture, Alex Türk avait d’ailleurs pris un ton fort martial pour, à défaut d’évoquer l’exception culturelle française, prendre clairement fait et cause pour la défense des intérêts économiques de notre industrie nationale, confrontée à la puissance de feu de leurs concurrents américains :

Je crois qu’il faut désormais assumer nos responsabilités. La situation est grave et nécessite des réactions urgentes. Une partie du patrimoine culturel est tout de même en jeu et de nombreuses grandes sociétés américaines n’ont, d’une certaine façon, qu’à attendre, car les sociétés françaises sont moins fortes dans ce domaine d’activité.

A la fin ne resteront que les puissants. L’objectif est donc d’essayer de donner les moyens à ces sociétés de résister à cette attaque qui est organisée d’une manière larvée et qui est fondée sur l’inertie. C’est la raison pour laquelle nous avons pensé qu’il était judicieux de l’inscrire dans le dispositif dès maintenant pour ne pas perdre une journée dans la lutte contre ces éventuels détournements.

La suite, on la connaît : ce n’est pas “une journée“, mais des années qu’il a fallu au Parlement pour adopter une loi permettant aux ayant-droits, d’abord avec la DADVSI, puis avec l’Hadopi, de commencer à fliquer les gens. Et il a encore fallu des mois avant que la CNIL ne les autorise enfin à procéder à des

traitements ayant pour finalité la recherche et la constatation des délits de contrefaçon commis via les réseaux d’échanges « Peer to peer »

Gag : le même jour, la CNIL évoquait également la consultation relative au “droit à l’oubli numérique” …

Nominé quatre fois aux Big Brother Awards, en 2003, 2004, 2005 et 2010, notamment pour la façon avec laquelle il avait rogné sur les pouvoirs de la CNIL (voir A qui profite la CNIL ?), Alex Türk s’est ainsi vu attribué en 2010 un “Prix spécial du Jury, ce dont il s’est d’ailleurs félicité sur Facebook.`

> Illustration by Geoffrey Dorne, crédit photo CC FlickR thefreeboxer

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés