Collapsus: rencontre frontale avec l’oeuvre et son créateur

Le 5 octobre 2010

"Ce machin est du grand art" : David Dufresne, auteur et co-réalisateur de Prison Valley, a eu un coup de foudre pour Collapsus, un webdocumentaire mélangeant les genres. Analyse enthousiaste et interview du réalisateur Tommy Pallotta.

Le machin a déboulé sans coup férir. Ça devait être par un tweet, ou par un lien vers l’interview du boss de Power To The Pixel, le grand raout londonien des massacres narratifs, là où l’écriture se réinvente — enfin.

Le machin m’a bouffé une heure, puis la matinée. Puis, j’ai pigé que la journée de travail serait encore foirée. Et c’était la meilleure nouvelle du jour.

Le machin est apocalyptique, entre réinterprétation de Fall Out pour de vrai et noirceur environnementale (pitch : nous sommes en 2012, la crise énergétique est à son comble, un complot guette, saurez-vous sauver et changer le monde ?). Le machin s’apparente à un jeu vidéo où tout serait vraisemblable, où le vraisemblable serait jouable. La bête est une anticipation multitâches des sombres tâches qui nous attendent.

Ça s’appelle Collapsus. C’est signé Tommy Pallotta, auteur-réalisateur des remarqués American prince et Scanner Darkly, et c’est produit par Submarine Channel, poids lourds néerlandais du secteur encore léger (le webdocumentaire où, comme dirait un ami de producteur, «dedans, il y a le mot web et le mot documentaire»).

Mode de visionnage hâché, cassé, mixé et remixé

D’emblée, l’écran de Collapsus se partage en trois comme si ses concepteurs avaient intériorisé pour de bon notre nouveau mode de visionnage — hâché, cassé, mixé et remixé. Un peu à l’image de la fresque canadienne P.I.B. d’il y a quelques temps.

Au centre : le récit linéaire, solide et frénétique à la fois, qui se joue de tout et surtout de l’essentiel. Ici, les styles sont mélangés. On passe de scènes cinématiques à des extraits de JT triturés, on revient par de l’animation, on repart avec des comédiens et le visuel BD/comics bazarde l’ensemble. Cet écran, c’est un peu la conception vieillotte de notre vieux monde qu’on aurait secoué mais respecté. Parce que le Vieux monde est toujours derrière nous, camarades.

À droite, ce sont les têtes parlantes, pour reprendre l’expression consacrée. Des interviews de témoins et de docteurs ès énergies du monde entier qui viennent nous expliquer, au fur et à mesure de notre avancée dans le film, en quoi le pipeline de l’Ukraine a une incidence directe sur notre connexion Internet, ou comment notre vie électro-connectée est déjà passée en mode compte à rebours, enfin, un truc comme ça. Au passage, ces talking heads sont entourées de bien jolies présentatrices, seins en avant, comme autant de critiques à peine dissimulées sur la fabrication de l’information depuis belle lurette. Bimbos partout, info nulle part. Collapsus, c’est ça : le Grand Mix Visuel pour lutter contre la Grande Confusion Déjà A l’Œuvre Aux Journaux De 20h. Choisis ton camp, (a)mateur : la folie multi-récits ou la monomanie de l’info télé.

Du MiniSimCity avec de vraies données à l’intérieur

À gauche, enfin, la partie interactive de Collapsus— celle de la fin du pitch, rappelez-vous : saurez vous sauver le monde ? Où l’internaute est invité à jouer sur les ressources de Londres ou de Sofia, et à déjouer les blackouts promis, faute d’énergie. En quelque sorte, du MiniSimCity avec de vraies données à l’intérieur — ou comment se documenter autrement. Plus de charbon, moins de centrales, cap sur les éoliennes, oui mais pour qui, oui mais pour combien de temps ? En un mot : choisis ton (autre) camp, ami. Être un tranquille saboteur de la planète ou un dangéreux éco-terrooriste qui nous sauvera du péril ?

Passons par l’utilisation désormais inévitable des réseaux sociaux (Twitter, Facebook et YouTube, ici et ) comme canaux de rabattage et de grand brouillage, pour aller à l’essentiel : ce machin est du grand art. Un «brin naïf», comme me le rétorquait un tweetant (Cyril Bérard disait exactement: «Malgré tout, je trouve #collapsus légèrement naïf et idéaliste. Peut-être le monde d’aujourd’hui a-t-il besoin de ça? [Naïf au sens] Croire au changement, le réveil des masses, l’effet colibri… mais c’est peut-être l’aspect fictionnel qui le requiert ?») — mais redoutablement efficace. Une sorte de nouvelle étape du genre webdocumentaire. La preuve que tout est désormais, enfin, surtout, possible, que l’immersion est bien la clé d’un nouveau monde.
Comme on dit au festival de Sheffield, Angleterre, où Collapsus est nominé dans la catégorie «Prix Vert»: chapeau bas.

Une interview par email avec le réalisateur de Collapsus, Tommy Pallotta

Par quelles parties avez-vous commencé à écrire Collapsus ? Le récit ? L’interactivité ?

À l’origine, Collapsus était un documentaire pour la télévision néerlandaise VPRO, sur la transition à venir des combustibles fossiles à des sources d’énergie alternatives. Les producteurs voulaient attirer un public plus jeune, avec les mêmes idées et les mêmes thèmes. Ils ont demandé à Submarine Channel de plancher sur quelque chose de neuf et d’expérimental. Un méta-scénario a alors été conçu, sur la base des travaux pour le film. Puis un script interactif a été écrit, comprenant aussi bien le récit fictif que les mécanismes interactifs. On a ensuite mis tout ça ensemble, et on a divisé le travail en équipe : fiction, documentaire, interactivité.

En regardant Collapus, on imagine un sacré travail au niveau du montage…

Le montage a été aussi intéressant que l’écriture parce que, là encore, il était composé de différents éléments. Pour la partie fictive, nous nous sommes appuyés sur une forme hybride : des prises de vues réelles et de l’animation. Toute la fiction était story-boardée. Nous avons donc tourné chacune de nos séquences, et les avons montées comme pour un film classique, en injectant les animations partout où nous le voulions. Une fois les illustrations réalisées, il ne restait plus qu’à poser les effets spéciaux pour donner corps à l’ensemble.

Vous évoquez une «expérience multi-linéaire» à propos de votre travail. Qu’entendez vous par là ?

Je voulais apporter une narration qui serait, disons, annotée. Je suis plus intéressé par une narration fragmentée qui reflète notre propre vie, nos habitudes, que par un récit très construit, très guidé. Une des idées que j’ai voulu explorer est celle de l’interactivité, non pas au sens traditionnel de vos actions qui changent le cours du récit, mais une interactivité qui se rapproche de la manière dont vous choisissez vos informations. En ce sens, Collapsus ressemble plus à un roman postmoderne qu’à un jeu vidéo.

Le but affiché de Submarine Channel est d’«attirer un public qui a délaissé les documentaires traditionnels». Selon vous, en quoi Collapsus peut répondre à cette attente ?

J’aime examiner les genres, quitte à les détruire ou à les mélanger pour voir ce que ça donne. Collapsus, en un sens, fonctionne sur ce principe. Le principal objet de ce projet est qu’il ressemble vraiment à la syntaxe visuelle de notre époque, à l’ère du tout connecté.

Que répondriez vous à ceux qui voient dans les films interactifs avant tout un divertissement, et non un moyen de réfléchir différemment, de s’informer ?

Je ne suis probablement pas la personne la plus à même pour répondre pour répondre à ce genre d’arguments ontologiques contre Collapsus. Nous vivons désormais une époque où il est difficile de distinguer ce qui est réel de ce qui est divertissement. Mon but est de brouiller les pistes et je crois que nous nous aventurons là, dans un territoire étrange, où Baudrillard ferait un meilleur guide que moi…


Collapsus : Energy Risk Conspiracy

http://www.collapsus.com
Introduction par le réalisateur Tommy Pallotta.

Images copyright Submarine Channel

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