Les pilotes du chaos, étudiants de l’extrême pour période troublée

Le 10 novembre 2010

À Århus, au Danemark, une école cherche à révolutionner l'éducation supérieure depuis une quinzaine d'années. Le modèle est alléchant, mais reste très élitiste.

À la fois souriants et concentrés, deux jeunes sont penchés devant leurs écrans de Mac, visiblement en plein travail. Sur leur table, un bouquet de fleurs et un petit Bouddha. Derrière, deux autres jeunes, l’air tout aussi épanoui, discutent. Cool, certes, mais en arrière-plan, en guise de décoration, une fresque représentant une rangée de boxeurs déterminés à se battre.

Cette photo sert de couverture au livre retraçant l’histoire de KaosPilots School, une école très spéciale fondée en 1991 à Århus au Danemark par Uffe Elbaek. Elle résume bien le concept de l’école : un mix d’entrepreneuriat, en pleine prise avec la réalité – “naviguer en des temps de turbulence” – et des valeurs que l’on pourrait qualifier d’humanistes, et où tout le cursus s’articule autour de projets réels. À son fronton, l’esprit des lieux est résumé par les mots “amour du jeu, ancrage dans la réalité, sagesse, prise de risques, équilibre, compassion”. “Business as unusual” en trois mots.

Si ce modèle éducationnel prône l’hybridation des valeurs, c’est pour s’adapter au contexte actuel : pour Kaospilot, les trois secteurs traditionnels de la société – services publics, entreprises et ONG – doivent faire évoluer leur modèle.

“Les citoyens veulent que le secteur public offre des services plus efficaces, à la fois au niveau collectif et individuel. Les actionnaires veulent de plus larges dividendes et, dans le même temps, il y a une demande pour des entreprises plus soucieuses de l’environnement et du social. On exige des ONG qu’elles produisent des résultats tout en faisant face à des besoins financiers de plus en plus importants.”

Kaospilot appelle à l’émergence d’un quatrième secteur, panachant les caractéristiques de ces trois-là, prônant l’autofinancement, le marché libre, mais aussi les transferts des éventuels excédents financiers au “bien public”, et mu par l’aspiration à une organisation culturelle ressemblant à celle d’une organisation de bénévoles.

KaosPilots clame qu’elle veut être “the best school for the world”. “For”, et pas “in”, est primordial : la meilleure école pour le monde, entendre “tel qu’il est” et non pas pour former des étudiants spécialistes de disciplines difficilement utilisables une fois franchie la porte de l’université. L’une des matières de l’école est révélatrice. Quand certains partent en stage, les “pilotes” sont envoyés quatre mois, avec quelques centaines d’euros en tout et pour tout en poche, dans une ville « qui bouge » (Shanghai, Durban…). Leur mission : réaliser un projet dans un pays dont ils ne connaissent rien, l’école servant de filet de sécurité en cas de chute.

Au final, il en sort ce que l’on pourrait qualifier des entrepreneurs vertueux :

“Un pilote du chaos est un  leader entreprenant qui navigue à travers le changement pour son profit et celui de la société dans son ensemble. ”

Cela a quelque chose de suspicieux, dans un pays comme la France où la défiance envers l’entreprise est élevée. De façon symptomatique, sur les quelque 600 élèves formés à ce jour, aucun n’est français.

Malgré ces objectifs louables, KaosPilot reste très élitiste. Avec 35 étudiants chaque année, l’école reste un cursus d’excellence comme un autre. Elle demande également d’avoir 21 ans et un minimum de deux ans d’expérience significative (voyage, job…) écrémant encore plus les candidats. Et pour affiner encore le tamis, les aspirants doivent pouvoir répondre oui à une série de questions dont voici un échantillon :

  • Voulez-vous être un leader ?
  • Voulez-vous mener votre propre business ?
  • Partir en expédition et vivre des expériences à l’étranger ?
  • Êtes-vous une personne passionnée, qui se motive elle-même et motive les autres ?
  • Voyez-vous des possibilités plutôt que des problèmes ?
  • Transformez-vous les défis en opportunités ?

Lorsque l’on demande à Christer Windeløv-Lidzélius, le principal de l’école, son opinion sur la question de l’élitisme de son école, il se défausse.

Le modèle KaosPilot est-il adaptable à l’université ?

Je pense, personnellement, que les universités auraient beaucoup à gagner en implémentant des parties de notre programme. Mais ce n’est pas seulement une question de contenus, c’est surtout une question de plate-forme pédagogique, de valeurs. Les résultats de nos collaborations avec les universités sont mitigés. Le modèle est très différent. On adorerait voir d’autre institutions passer autant de temps avec leurs étudiants que nous avec les nôtres.  Ce que, je pense, serait très adaptable dans d’autres écoles reste notre orientation en ateliers – et ainsi de former les étudiants non seulement à la méthodologie et aux théories, mais aussi de résoudre des défis, développer des projets et grandir ensemble, en équipe.

Quel est le profil des étudiants de KaosPilot ?

Nos étudiants ont entre 21 et 37 ans. Ils ont des profils très différents. Certains sont des artistes, des militaires, ils ont pu diriger des PME ou des ONG, étudier à l’université. Certains sont des pompiers, des cuisiniers, des pilotes, des ingénieurs, des enseignants, des designers. Nous ne nous intéressons pas vraiment à l’endroit d’où ils viennent, mais à celui où ils vont !

Le concept est-il élitiste ?

KaosPilot n’est pas élitiste au sens traditionnel du terme. C’est élitiste dans le sens où il y a peu de places et qu’il est difficile d’y rentrer. Nous ne savons pas grand-chose des revenus des parents, mais nous avons des étudiants en provenance de milieux défavorisés comme de milieux très élevés, voire de la noblesse.

Les pilotes du chaos doivent être entreprenants ; ils doivent aussi passer à la caisse. L’école coûte 3.700 euros par an auxquels s’ajoutent 3.350 euros de frais d’inscription. Cela dit, le gouvernement danois donne à chaque étudiant une bourse universelle [en anglais] de 360 euros ainsi que des bourses liées au salaire des parents.

Un projet d'un étudiant à KaosPilot

Le gouvernement français cherche à former des employés modèles adaptés au monde du travail, en allant jusqu’à lier les ressources des universités au taux d’insertion de leurs étudiants. KaosPilot s’inscrit en faux avec ce discours, cherchant à donner aux étudiants les moyens de réaliser leurs projets. Ces nouvelles approches de l’éducation, où le développement personnel prime sur les compétences techniques, font le bonheur et le fonds de commerce de plusieurs gourous.

Aux États-Unis, George Siemens fait l’apologie du « connectivisme » et de l’apprentissage « social ». Dans sa présentation au Tedx de New-York, en juin 2010, il explique que l’éducation du futur devra se réorganiser autour de la notion de connectivité et montrer comment les réseaux se forment, ce qu’ils permettent etc. Cette approche par le réseau correspond aux évolutions économiques du capitalisme actuel où le pouvoir revient à ceux capables d’organiser des réseaux pour former des projets.

Au Royaume-Uni, l’initiative Opening Minds portée par une ONG vieille de trois siècles, aide les professeurs du secondaire à enseigner la citoyenneté, la gestion de l’information, le travail d’équipe et la gestion du temps au même titre que les matières traditionnelles.

La dimension élitiste et relativement fermée de KaosPilot ne doit cependant pas décrédibiliser ces méthodes d’enseignement innovantes comme étant inadaptées pour la majorité des élèves. Des systèmes alternatifs, comme la pédagogie Steiner-Waldorf, mettent l’accent sur le développement des élèves plutôt que sur l’acquisition de savoir brut. Et ça fonctionne pas si mal : les résultats des élèves des écoles Steiner-Waldorf sont au moins aussi bons que ceux des écoles traditionnelles (voir cette étude [anglais, pdf], par exemple).

Photos CC Marie-II, arthit, metz79

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