Google Books, libraire numérique depuis 2010

Le 10 janvier 2011

Google Editeur ? Libraire ? Bibliothécaire ? La firme de Mountain View lançait en décembre dernier son projet de librairie numérique aux Etats-Unis. Olivier Ertzscheid fait le point sur les enjeux de ce lancement pour le monde du livre.

Mes étudiants vous le confirmeront, j’avais dès 2006 annoncé que Google deviendrait un jour libraire. Et j’avais également indiqué qu’il le serait au plus tard en 2010. Il s’en est donc fallu de peu (25 jours), mais j’ai gagné mon pari :-) Le 6 décembre restera donc comme la date officielle de lancement de Google Edition : http://books.google.com/ebooks.

Disponible uniquement aux États-Unis, l’ouverture pour l’Europe (et la France ?) et annoncée pour le début 2011 (“first quarter 2011″).

Pas le temps de faire un billet d’analyse, je me lance donc, par défaut, dans une petite revue de liens qui permettront, je l’espère, de circonscrire les principaux enjeux de ce lancement. Car figurez-vous qu’en plus de ce lancement, Google a, ces derniers jours, multiplié les annonces. Mais d’abord une question.

Pourquoi lancer Google Edition maintenant et dans une (relative) précipitation ?

Parce que c’est bientôt Noël et parce que comme tous les foyers qui peuvent faire flamber leur Carte Bleue pour l’occasion sont déjà équipés de cafetières, de micro-ondes, d’ordinateurs, et de lecteurs DVD, tous les indicateurs et tous les analystes le disent : ce Noël sera celui des tablettes tactiles et autres e-readers (liseuses). L’iPad va faire un carton (même si je vous conseille d’attendre la prochaine version). Et outre-Atlantique, les ebooks vont se vendre comme des petits pains (ben oui, faudra bien remplir les sus-cités tablettes et autres e-readers). Donc c’eût été digne de la stratégie d’un vendeur de sable en Afrique sub-saharienne que de ne pas lancer Google Edition avant les fêtes de Noël (pour info, et d’après une étude de Forrester citée ici, “le marché US représente près de 1 milliard de dollars en 2010 et devrait tripler d’ici 2015″, d’autre part, ici, “le marché du livre électronique progresse : +200% de ventes en 2009 pour les États-Unis.”).

La question des chiffres

Épineuse. Pour certains, reprenant la communication officielle de la firme [en] pour certains donc, Google Edition c’est 3 millions de livres sur les 15 millions d’ouvrages numérisés à ce jour par le moteur, issus des catalogues de 35.000 éditeurs et plus de 400 bibliothèques (source). Pour d’autres, dans Google Edition on partirait sur “4.000 éditeurs pour environ 200.000 livres mis en vente. Les éditeurs recevront jusqu’à 52 % du prix de vente.” (source) La vérité est ailleurs probablement à chercher du côté du supplément livres du Los Angeles Times :

Google is working with all of the big six major publishing houses — Random House, Penguin, HarperCollins, Hachette Book Group (sic), Simon and Schuster and Macmillan — and thousands of smaller publishers to offer more than 250,000 in-print books for sale. Google eBooks will also launch with about 2.7 million public-domain books in its store, which can be accessed for free.

Voilà. 2,7 millions d’ouvrages du domaine public + 250.000 ouvrages sous droits = pas loin de 3 millions d’ouvrages, sur les 15 millions que Google dit avoir numérisé, et dans lesquels figurent au moins 60% d’œuvres orphelines qui ne seraient donc pas, pour l’instant et en attendant que la justice se prononce sur la dernière version du règlement Google, qui ne seraient donc pas dans l’offre de lancement de Google Edition.

La question des droits (et des ayants-droit).

Problème épineux et consubstantiel de Google Books (cf les différents procès et la mise sous coupe réglée du règlement afférent). Avant de lancer Google Edition, Google s’est aussi efforcé de faire bonne figure auprès des ayants-droit :

  • “meilleure accessibilité des contenus légaux depuis son moteur. (…) Une modification de l’algorithme de Google afin de faire remonter systématiquement les contenus identifiés comme légaux ne serait pas à exclure.”
  • nettoyage de l’auto-complétion (pour éviter les suggestions du type “Houellebecq… BitTorrent”)
  • “répondre en 24 heures aux demandes de retrait de contenus litigieux de la part d’ayants-droit”
  • “fermer les vannes d’AdSense aux sites pirates”

La question des DRM, des formats et des concurrents

On a beaucoup dit (et écrit) que la caractéristique de Google Edition serait l’absence de DRM. Faux [en]. Il y aura bien des DRM. Reste à savoir s’ils seront limités aux œuvres sous droits ou s’ils seront étendus aux œuvres orphelines. Cette question constituera un des points à surveiller tout particulièrement. Le modèle de l’allocation proposé par Google permettant en effet partiellement d’évacuer la question des DRM castrateurs, question certes sensible pour les ayants-droit et les éditeurs mais aussi et surtout facteur ô combien bloquant pour le décollage du marché.
La plupart des ouvrages disponibles sur Google Edition seront – c’était annoncé et cela reste une bonne nouvelle – au format open-source ePub. J’ai bien dit la plupart.
Ben… [en] des concurrents y’en a plein : Amazon, Apple, Amazon, Apple, Amazon, Apple. Peut-être aussi Barnes&Noble (plus gros libraire américain).

La question des (petits) libraires (indépendants)

Ben oui. Dans ce monde un peu fou de la librairie (et pas que dans celui-là d’ailleurs), le même Google qui était hier le grand méchant ogre est aujourd’hui en passe de devenir la planche de salut de la librairie indépendante [en]. Google leur fournirait les briques et le mortier (“brick and mortar”) nécessaires à la construction de leur librairie numérique. À moins qu’il ne s’agisse du goudron et des plumes nécessaires à son enterrement de première classe. Mais du coup, le grand méchant ennemi de la librairie indépendante reste Amazon et Google s’offre une relative virginité ainsi qu’une main d’œuvre qualifiée qui fera diligence pour aider le même Google à vendre… ses livres. Ou comment créer à moindre frais une chaîne de libraires franchisés Google (rappelons pour mémoire qu’il y autant de libraires indépendants en France que sur tout le territoire américain, et si la nouvelle est accueillie avec enthousiasme par l’alliance des libraires indépendants américains, l’enthousiasme risque d’être moins spontané du côté du Syndicat de la Librairie Française… )

With access to over three million titles in the Google system, a variety of e-book formats, and compatibility with most of the e-reading devices out there, independent bookstores have a powerful platform available to them. Without having to concentrate on the technical details of selling e-books, indies can focus on their “bread-and-butter” services like curation and personal book recommendations. (source)

More than 200 independent bookstores nationwide will be able to sell Google eBooks. (LATimes)

Créer une armée de libraires “Powered by Google”. (TechCrunch)

La question des supports de lecture

C’est là où Google Edition s’inscrit en rupture du modèle dominant avec sa stratégie de l’allocation. Mais on pourra aussi lire les ouvrages achetés sur Google Edition sur à peu près tou(te)s les tablettes/smartphones/e-readers/iPad (via une application en cours de développement)… à l’exception notable du Kindle d’Amazon :-)

La question du nuage (comme support de lecture)

Les ouvrages de Google Edition sont (et resteront pour la plupart d’entre eux) dans les nuages du cloud computing. Or on apprend que Google lancerait demain (mardi 7 décembre) son système d’exploitation Chrome OS, permettant d’équiper d’ici Noël les premiers Netbooks tournant sous Chrome OS, le même Chrome OS étant la première version à supporter le Chrome Web Store et son magasin d’application sur le même modèle qu’Apple (apprend-on ici). Donc ? Donc en plus des tablettes, smartphones, PC et e-books, Google se réserve aussi son Netbook comme potentiel support de lecture, et comme fournisseur d’applications pour sa chaîne de libraires franchisés. [maj : Google a bien lancé [en] le premier prototype de portable avec Chrome OS) 

La question du partage du gâteau

Houlala. Va falloir s’accrocher (voir par ici les “pricing options”, [en]) Plusieurs options donc. Les librairies indépendantes franchisées. Le modèle d’agence (c’est l’éditeur et non le libraire qui fixe le prix). On sait que, pour les ouvrages sous droits et uniquement ceux-là :

* l’éditeur touchera jusqu’à 52% du prix si l’ouvrage est vendu “sur” Google Edition (jusqu’à 45% s’il est vendu par un détaillant – ou un libraire partenaire)

Less than 10 percent of Google’s publishing partners asked for an agency deal, but they represent over half of the best-sellers in the store, the company said, and they get 70 percent of the sale price. (source)

Rappelons au passage que depuis le règlement Google (et même si celui-ci n’est toujours pas définitivement validé par la justice américaine), et concernant les œuvres orphelines, si les ayants-droit sont connus ils peuvent fixer le prix de vente, mais pour l’immense majorité des œuvres sans ayants-droit connus, et sauf accord particulier (comme dans le cas d’Hachette), c’est Google et lui seul qui fixera et modifiera comme il l’entend son prix (dans une fourchette de 12 tranches de prix comprises entre 1,99 dollars et 29,99 dollars)

La question du partage du gâteau (encore). Je fais et refais, depuis 2009, le pari avec mes étudiants que Google mettra en place sur Google Edition un équivalent du modèle AdWords permettant de rémunérer les auteurs non pas uniquement “au pourcentage des ventes” mais aussi – et peut-être surtout – “à la consultation”. D’autres (analyste chez Forrester [en]) ne sont pas loin de me suivre et font l’hypothèse de la création d’un “ad-supported publishing model” dans lequel Google vendra des liens sponsorisés (= proposera des campagnes AdWords) sur le contenu des ouvrages :

Where Dickens’s, “It was the best of times, it was the worst of times,” could end up sponsored by a Google AdWords campaign that reads, “Is your day feeling like the worst of times? Try our new sports drink to get your afternoon back on track.

Et le même d’ajouter :

First, books are the only medium left not significantly sponsored by advertising. From the Android Angry Birds game app to Pandora music streams to Hulu.com to the venerable NYT.com, advertising is essential to the success of nearly all media—analog and digital. The only reason book advertising has not happened is that the economics of distributing books have required that people pay for them—in a way they have never paid for the newspaper, magazines, or even music, where a majority of listening has always been radio-based.” (…) “the economics of publishing are swiftly moving away from an analog production model. (I blogged about this to much ado last month), which means that soon, we will no longer need to force the entire cost of a book on the buyer of the book, but instead can extract value from the reader of the book, in direct proportion to the value they get from it. In other words, the more pages they read (the more value they get), the more ads they see and the more value the publisher and author receive.

La question des oeuvres orphelines

Le réglement Google (settlement) n’ayant toujours pas été définitivement validé, reste la question de savoir si les oeuvres orphelines dont les ayants-droit ne sont pas connus figureront ou non dans le pack de départ de Google Edition. L’AFP et Letemps.ch semblent penser que non.
J’incline à penser que oui, parce que primo, bien malin celui qui réussira à les y dénicher, que deuxio, la “chaîne du livre sous droits” va avoir d’autres soucis immédiats à gérer en terme de positionnement et de choix stratégiques, et que tertio, le contrat avec Hachette risque de faire tâche d’huile et qu’une fois que la tâche sera suffisamment grande, Google pourra alors ouvrir en grand le robinet des oeuvres orphelines, sans grande crainte de représailles ou de procès.

J’allais oublier : la machine bizarroïde qui vous imprime et vous relie un livre de 300 pages en 5 minutes arrive en Europe [en]. Elle est déjà présente dans 53 bibliothèques et librairies des États-Unis. Je vous ai déjà dit que Google était partenaire de l’Espresso Book Machine ?

Moralité : Google Edition est en fait une librairie. Google Print était en fait une bibliothèque. Ne reste plus qu’à attendre le lancement de Google Library qui sera en fait une maison d’édition. Je verrai bien ça pour dans deux ans ;-)

Lire aussi l’expérience utilisateur et les réflexions d’Hubert sur La Feuille.

Sources utilisées pour la rédaction de ce billet (dans le désordre). Les ** signalent les articles particulièrement intéressants et/ou synthétiques (de mon point de vue) :

Google veut se refaire une image auprès des ayants-droits
Google eBooks propose 3 millions de livres numériques pour son lancement
Adobe announces adoption of ebook DRM by Google
Google eBooks is live: just in case Amazon, B&N, and Apple aren’t enough
Radio-Canada La revue du web – 6 décembre 2010
**Will Google eBooks Save Indie Booksellers?
Discover more than 3 million Google eBooks from your choice of booksellers and devices
** Google launches its eBooks store
Google’s New Bookstore Cracks Open the E-book Market
** The Ultimate Effect Of Google E-Books: A New Ad-Supported Model For Books
Google pourrait lancer Chrome OS mardi
Google nous invite pour une annonce Chrome
Google prêt à lancer le Nexus S
Google eBooks, la librairie en ligne est ouverte aux États-Unis
** Google Books overview
Google livres programme partenaires
** Google Editions : diviser pour mieux régner
First Espresso Book Machine in Continental Europe

Publié initialement sur le blog Affordance sous le titre Google édition : books.google.com/ebooks

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