Faut-il bâtir une filière de l’innovation ?

Le 11 janvier 2011

Quelle stratégie pour favoriser l'innovation en France ? La réponse de Henri Verdier, Président du Pôle de compétitivité Cap Digital : une filière de l'innovation.

Ayant découvert, ces dernières années, l’efficacité de la “coopétition”, le gouvernement encourage désormais différentes formes d’organisation industrielle impliquant les acteurs, grands et petits. C’est plutôt bien, naturellement.

C’est ainsi que les États Généraux de l’Industrie qui se sont tenus l’année dernière ont abouti à la mise en place d’une politique de filières, 11 filières parmi lesquelles les technologies de l’information, de la communication et des services.

C’est ainsi aussi que le Commissariat général aux investissements d’avenir (le “Grand emprunt”) a annoncé la création de quelques “Instituts de recherche technologique” et vient de lancer un appel à propositions.

C’est ainsi, enfin, que l’aménagement du plateau de Saclay est en passe de devenir le fer de lance de la politique industrielle française. C’est-à-dire une politique (intéressante au demeurant) de concentration de forces d’enseignement et de recherche, mais loin des publics, loin des créatifs, loin des lieux de rencontre et d’ébullition.

L’innovation est partout

Je suis globalement favorable à cette politique. Les “industries matures”, comme dit le centre d’analyse stratégique, ont besoin de cette focalisation, de cette organisation et de cette puissance, et nous avons besoin des “industries matures” pour conserver l’emploi, la puissance technologique et la présence internationale qu’elles représentent.

Mais en même temps, je ne peux m’empêcher de constater que le même Conseil d’analyse stratégique, quand il s’interroge sur les perspectives de création d’emploi après la crise, annonce ne rien pouvoir attendre des industries matures et recommande de se focaliser sur les jeunes entreprises innovantes et les “industries proches des marchés finaux” (industries de service).

Et ce constat ne fait que rejoindre le sentiment dominant de la plupart des acteurs de Cap Digital, qui ont l’impression de ne pas se retrouver complètement dans la manière dont les choses se structurent aujourd’hui.

Économie de l’Internet, homme augmenté, villes intelligentes et durables, médias et divertissement, économie de la contribution, nouveaux services, nouvelles participations citoyennes, réalité augmentée, services mobiles et géolocalisés, monnaies virtuelles : un intense phénomène de destruction créatrice emporte les économies occidentales et provoque, pour de nombreux analystes, un changement d’époque similaire à la Révolution industrielle.

Ce phénomène n’est enfermé dans aucune filière. Il concerne les médias et le divertissement, le commerce, les services, la santé, la domotique, l’urbanisme, le logiciel. Il a pourtant une grande homogénéité immédiatement perçue par ses acteurs :

  • il se fonde sur un mix de technologies : Internet, capteurs et senseurs, big data, cloud computing, outils de travail collaboratif, production d’images et de simulation, mécanique-robotique, communications sans contact, géolocalisation ;
  • il vise en permanence des innovations de rupture et accorde de ce fait une place centrale aux entrepreneurs ;
  • il possède un caractère massif (« big data », masses d’utilisateurs, hypercroissance, énormes monopoles de fait), qui place la vitesse de croissance et la scalabilité des solutions au cœur des stratégies ;
  • il se développe sur un marché mondial, dans les seules stratégies régionales possibles sont des stratégies de niche ;
  • il transforme l’économie par les services, en grande proximité avec les marchés finaux. La perception de la valeur par le grand public y est centrale,  à tel point que les meilleures stratégies y sont celles qui confient la création de valeur au public lui-même. Les infrastructures techniques y sont de plus en plus souvent considérées comme de simples « utilities » ;
  • il induit de profonds changements dans les usages et donc dans les stratégies commerciales (infidélité aux marques, nouveaux dispositifs de confiance, communauté, créativité et contenus autogénérés, communication virale, la culture du libre et réponse du freemium).

L’économie innovante est une réalité autonome, avec ses marchés, ses stratégies et ses formats d’innovation spécifiques. Fondée sur l’accélération des transformations techniques, économiques et sociales, elle conjugue innovation technique et innovation sociale, création et rupture stratégique, vision de long terme et expérimentation rapide. Elle est en étroite proximité avec la demande finale et sait intégrer rapidement des innovations de registres variés. Cette économie innovante est porteuse de bouleversements sociaux, de services entièrement neufs et surtout d’hypercoissance. Elle ne s’oppose pas aux industries matures, mais elle représente à l’évidence la ligne de front de la croissance industrielle : le lieu des investissements maximaux et du potentiel d’hypercroissance. Aucun pays développé n’est capable aujourd’hui de soutenir une croissance durable sans posséder un véritable tissu industriel sur ces secteurs.

Cette économie innovante est l’élément essentiel de notre prospérité future. Elle donne lieu à une compétition globale à l’échelle mondiale, y compris pour les entreprises les plus modestes ou pour les startups les plus récentes. Contrairement aux industries matures, elle ne vise pas à optimiser les coûts de production ou les revenus. Elle vise plutôt à participer à la compétition mondiale en proposant sans cesse de nouveaux produits, de nouveaux modèles d’affaires, en créant de nouveaux secteurs industriels.

Paris Saint-Denis : l’un des principaux centres mondiaux de cette économie

Or, la France possède l’un des meilleurs écosystèmes au monde de cette économie de l’innovation, sans doute le second après la Silicon Valley : le cluster Paris Saint-Denis. Paris-Saint-Denis compte plus de 8.000 PME innovantes, une exceptionnelle densité d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs du privé et du public, la meilleure université française au classement de Shangaï, de nombreuses et puissantes écoles d’ingénieur et écoles de création (Gobelins), une forte compétence en sciences humaines, la quasi totalité des capitaux-risqueurs français et de la place financière, une très forte densité de professions créatives.

Ce cluster compte, sur la seule industrie de l’image, plus de 100.000 emplois. Plus de 12 % des salariés y travaillent dans les TIC et près de 10 % dans les industries créatives. Il accueille les sièges sociaux de grandes entreprises de service, très internationalisées, intégratrices de technologies et avides d’innovation (Publicis, Lagardère, Carrefour, Casino, Axa, BNPP, etc.). Il a sans aucun doute donné naissance aux meilleures start-up non américaines au monde (Exalead, Netvibes, Dailymotion, Meetic, Viadeo, etc.). Il possède des dizaines de TPE/PME/ETI leaders mondiales sur leurs marchés (animation, robotique, technologies de santé, électronique grand public, etc.). Première ville au monde pour le tourisme, et le tourisme d’affaire, il accueille sur son territoire tous les marchés et tous les professionnels. Sa population est internationale, de haut niveau de vie et avide d’innovation. Avec Le Web et Futur en Seine, il accueille chaque année deux des plus grandes manifestations mondiales de l’économie innovante.

Centré sur la ville la plus dense et la plus connectée au monde et la plus consommatrice de haut débit, il représente un ensemble intégré dans lequel les transports en commun permettent de relier tous les points en moins de 30 min.

Centré sur l’innovation, il bénéficie des infrastructures lourdes développées sur le plateau de Saclay, mais garde la capacité de cultiver la créativité propre aux villes-monde, avec tout son brassage, ses rencontres, ses surprises.

Comment transformer l’énergie en puissance ?

Si un tel potentiel n’a pas encore réussi à s’imposer de manière incontestable dans la compétition mondiale, c’est en grande partie parce qu’il s’est développé presque spontanément, sans que les politiques publiques ni les acteurs eux-mêmes n’aient toujours eu conscience de sa qualité et n’ont donc pas développé tous les outils qui lui permettraient le passage à l’échelle.

Pour prospérer, l’économie innovante a besoin d’un climat favorable aux idées neuves et aux entrepreneurs. Pour ce faire, il faut non seulement doter l’écosystème de puissantes capacités de recherche appliquée, il faut surtout lui donner un potentiel d’accélération, en favorisant :

  • la capacité prospective face à des mutations ultra-rapides ;
  • le positionnement sur des stratégies technologiques pertinentes et réajustées en permanence ;
  • la construction de nouvelles transversalités entre secteurs complémentaires ;
  • la diffusion des nouvelles technologies, de quelque origine qu’elles soient, vers les grandes industries de services, intégratrices et innovantes ;
  • la capacité de prototypage rapide, de tests d’utilisation rapide, d’appropriation rapide par le grand public ;
  • l’engagement du grand public dans le cluster ;
  • une place prééminente des TPE / PME et un encouragement à l’innovation de rupture ;

En d’autres termes, il ne faut pas seulement soutenir l’innovation dans les filières matures. Il est temps de construire une véritable filière de l’innovation, ultra-mobile, ultra-créative, porteuse d’hypercroissance en tant que telle et capable d’ensemencer toutes les autres filières industrielles.

– — –

Article initialement publié sur le blog de Henri Verdier

>> photos flickr CC Thomas Hawk ; hyoin min : theonlyone

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés