[APP] Petit traité de stratégie politique appliqué à l’éducation aux médias

Le 28 février 2011

Quel est l'intérêt de produire la déclaration de Bruxelles, un énième document qui n'apporte fondamentalement rien de nouveau ? Les experts sont partagés sur l'utilité de la démarche.

“Je n’ai pas lu le document mais je sais déjà ce qu’il y a dedans”. C’est ainsi que Divina Frau-Meigs, professeure à l’Université de Paris III, en sciences de l’information et de la communication, a commenté la nouvelle déclaration de Bruxelles sur l’éducation aux médias tout au long de la vie. Diffusée depuis le 22 février [pdf], elle sera officiellement présentée ce 3 mars sur un site dédié.

De fait, le texte n’apporte rien de fondamentalement nouveau par rapport à ses nombreux prédécesseurs, comme vous pourrez le constater sur notre timeline.

On ne pourra accuser de mauvaise foi la chercheuse puisqu’elle fait partie du media literacy expert group [pdf] mis en place en 2006 par la Commission européenne. Son jugement n’a rien d’étonnant pour qui avait assisté à la conférence préparatrice de Bruxelles en décembre dernier : dans un amphi à moitié vide, à la connexion wi-fi buguée, un comble, des experts s’étaient succédé pour dérouler les mêmes évidences rabâchées de colloque en colloque depuis deux décennies. Heureusement, les trains vers Paris sont fréquents et les boutiques de la gare de Bruxelles-Midi regorgent de chocolats…

“La nouveauté réside dans le titre “tout au long de la vie” (lifelong), explique Vitor Reia Baptista, un des huit experts internationaux1 qui a accompagné le processus . “Cette notion n’a pas été abordée avant et cela signifie que nous devons nous en préoccuper tout au long de notre vie et pas seulement pendant la période scolaire. Nous incluons aussi la formation des professionnels des médias ce qui est totalement nouveau.”

Mais cet aspect était déjà dans la déclaration de Grünwald, le premier texte fondateur sur le sujet, qui date de 1982 :

L’école et la famille partagent la responsabilité de préparer les jeunes à vivre dans un monde dominé par les images, les mots et les sons. Enfants et adultes doivent être capables de déchiffrer la totalité de ces trois systèmes symboliques [...]

Et les textes suivant en remettront une couche à ce sujet.

Une hiérarchisation verticale de transmission des savoirs

De façon générale, la démarche laisse certains spécialistes dubitatifs. La dénomination même d’éducation aux médias peut gêner : “Le terme générique de « médias », nulle part défini dans la déclaration de Bruxelles, confond la question des supports et des technologies (leur place dans l’élaboration du savoir) avec la question des médias comme secteur d’activité relevant de stratégies industrielles de fabrication, de distribution et d’organisation de contenus”, pointe Louise Merzeau, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à Paris X Nanterre. Le terme “éducation” soulève lui aussi des difficultés :

Le terme implique souvent des arrière-pensées morales, pour ne pas dire moralisatrices. Il suppose une forme de dressage et ne met pas assez l’accent sur l’appropriation (même si le terme figure dans l’une des recommandations). Exemple encore malheureusement courant : prétendre « interdire » aux élèves d’utiliser Wikipédia pour leurs travaux, sous prétexte que cela les incite au plagiat…

Et de noter “l’étrangeté qu’il y a à dresser une liste des recommandations sur l’éducation aux médias, sans jamais utiliser les mots « savoir », « culture », « mémoire » ou « information »… Est-il pertinent dans ce cas, de conserver les termes “d’éducation aux médias” qui nous placent dans une hiérarchisation verticale de transmission des savoirs ? Ne faudrait-il pas parler de politiques de transmission, à l’ère des réseaux et de la convergence des médias ?

Exit Internet ?

Comment ne pas ressentir un certain anachronisme à la lecture de la déclaration de Bruxelles ? On pourrait le présenter en le datant des années 80, personne ne s’en apercevrait. Si tous les experts interrogés sont d’accord pour dire qu’Internet est bien évidemment inclus dans le mot média, est-ce suffisant, alors que ce texte ignore, dans son état actuel, les pratiques culturelles à l’ère numérique ? Exit le User Generated Content, l’horizontalité dans la transmission du savoir, les pratiques de détournement et de remix, le développement fulgurant des pratiques amateurs où le consommateur de contenus devient auteur.

Sur quoi se sont appuyés les huit experts pour rédiger cette déclaration ? Thierry de Smedt, coordinateur du groupe de travail et professeur à l’Université Catholique de Louvain, explique qu’ils se sont basés sur l’expérience de 300 personnes issues de différents pays européens et identifiées comme faisant de l’éducation aux médias.

La confrontation de différentes approches lors d’ateliers pratiques nous a permis de réunir les matériaux nécessaires pour écrire la liste des recommandations. Le but était de concilier les expériences pratiques et les recommandations politiques.

Pourtant, la déclaration de Bruxelles fait l’effet d’une coquille vide qui égrène les recommandations les unes à la suite des autres. Elle ne s’appuie sur aucun exemple, ni argumentation, contrairement à l’Agenda de Paris, le précédent texte similaire, qui avait au moins le mérite de développer chacune de ses douze recommandations.

Quel sera l’impact de ce nouveau texte ?

Les institutions européennes ne sont pas compétentes dans le champs de l’éducation comme de la culture, qui relèvent de la politique de chaque État membre. Cette série de recommandations émanant d’un groupe de pression n’est donc pas contraignante. L’objectif pour l’expert Vitor Reia-Baptista est “d’offrir une compréhension plus large de ces questions et leur donner une visibilité dans l’agenda politique européen. La Commission européenne est au fait de ces questions et nous attendons beaucoup des États membres qui commencent d’ailleurs à bouger.”Et d’ajouter que “le gouvernement portugais a déjà pris des mesures avec l’organisation d’un congrès national de l’éducation aux médias en mars 2011.”

Cependant, la raison pour laquelle les États de l’Union Européenne commencent à s’activer sur ce sujet, tient dans l’article 33 de la directive des services et Médias audiovisuels (SMA) datant de 2007. 2 Cette directive, qui dépend de la Direction Générale Société de l’information et médias, est compétente au niveau européen et de ce fait, oblige les États à rendre compte à la Commission du niveau d’éducation aux médias de leurs citoyens d’ici la fin de l’année 2011. Elle stipule :

Au plus tard le 19 décembre 2011, puis tous les trois ans, la Commission soumet au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen un rapport relatif à l’application de la présente directive et, le cas échéant, formule de nouvelles propositions en vue de l’adaptation de celle-ci à l’évolution dans le domaine des services de médias audiovisuels, notamment à la lumière de l’évolution technologique récente, de la compétitivité du secteur et des niveaux d’éducation aux médias dans l’ensemble des États membres.

L’introduction de ce petit article dans la SMA, reste la plus grande victoire du groupe d’experts européens de l’éducation aux médias en 25 ans de lobbying.

Quel est donc l’intérêt de produire un énième texte, hormis le plaisir de se rencontrer entre confrères autour d’un café crème-speculoos dans une nouvelle ville d’Europe à l’occasion d’un énième colloque ? L’opération a deux visées politiques.

Premier intérêt : les vertus de la répétition, qui permet au sujet de rester présent dans le débat public, et de montrer un front des chercheurs de plus en plus unis. “Cela montre déjà que le consensus sur la définition, le périmètre, le moyen, les objectifs existe en Europe”, explique Divina Frau-Meigs.

D’autre part, il sert l’agenda des Belges, poursuit la chercheuse :

Je pense que c’est stratégique car cela permet aux Belges de se positionner. Le Conseil Supérieur de l’Éducation aux Médias (CSEM) est derrière ce projet, ils vont utiliser ce texte en interne pour obtenir la mise en place de politiques nationales. Il n’a pas vocation à ce que cela aille au-delà de la Belgique. L’agenda de Paris avait le même but, il a permis à la France de “gagner” puisque nous avons obtenu l’introduction de l’éducation aux médias dans le socle des compétences. Pratiquement chaque pays qui prend la présidence européenne fait quelque chose sur les médias : les Allemands à Leipzig, les Espagnols à Madrid…

Pour autant, le groupe d’experts interrogé se veut majoritairement optimiste quant à l’impact de cette nouvelle déclaration et attend des actions concrètes de la part des États, des régions et des médias. Une attitude trop passive ? Ils ajoutent que si l’Europe ne peut imposer aux États l’éducation aux médias, il est possible d’obtenir des aides financières sur certains aspects du programme développé dans la Déclaration de Bruxelles en s’adressant aux Directions générales compétentes, dans les secteurs Éducation, Culture et Recherche par exemple. Un point de vue que ne partage pas Divina Frau-Meigs, qui en demande plus :

Il faudrait en fait obtenir une directive européenne sur l’éducation aux médias, et c’est ma stratégie. Mes collègues sont moins politiques, mais la Direction générale Culture et Éducation freine des quatre fers.

“Je suis un peu sceptique (rires) sur ce genre de grande discussion européenne, renchérit le Britannique David Buckingham. En réalité, il est souvent difficile de savoir si cela va vraiment conduire à des actions concrètes. Je pense que si nous pouvions mettre en avant ces documents et affirmer qu’à la Commission européenne ou à travers l’Europe il y a un mouvement pour l’éducation aux médias, alors peut-être, pourrions-nous faire la différence. Mais je pense que sur ce sujet, trouver un consensus européen aussi large a ses limites.”

Il préconise, outre des déclarations de ce type, de former les professeurs, d’avoir des ressources à disposition, et de passer d’une logique top-down à une logique bottom-up, afin de donner les clés aux professeurs pour mettre en place ce mouvement, d’en bas, en ne laissant pas seulement la parole qu’à des universitaires déconnectés.

-
À lire/voir aussi : “Le plagiat dans la culture du partage” d’Emmanuelle Erny-Newton ; Louise Merzeau, “le filtrage, un crime contre l’éducation”, in “La traçabilité sur internet et ses conséquences en formation” [vidéo]

Divina Frau-Meigs a coordonné le dernier e-dossier de l’audiovisuel de l’INA sur l’éducation aux médias et récemment publié Penser la société de l’écran aux Presse Sorbonne Nouvelle

-

Retrouvez notre dossier sur la déclaration de Bruxelles sur l’éducation aux médias tout au long de la vie

Images CC Flickr nestor galina Daniel Gasienica

  1. Ida Pöttinger (Allemagne), Christophoros Christophorou (Chypre), Vitor Reïa Baptista (Portugal), Sirkku Kotilainen (Finlande), Nicoleta Fotiade (Roumanie), Fifi Schwarz (Pays-Bas), Évelyne Bevort (France), Thierry De Smedt (Belgique) []
  2. Depuis 2007, la directive “services de médias audiovisuels” a introduit la notion d’éducation aux médias. Cette directive refondait celle de la directive Télévision Sans Frontières. Cf. timeline. []

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés