Le procès suggestif de Google

Le contentieux visant la fonction Google Suggest, mise en cause pour associer le mot "juif" au nom de certaines personnalités françaises, devrait évoluer vers une négociation. Alors qu'une audience doit se dérouler aujourd'hui, un médiateur pourrait intervenir pour régler ce différend, en toute confidentialité. Au plan du droit, il s'agit de déterminer ce qu'il est acceptable d'afficher dans un moteur de recherche, et sur quels critères.

Mise à jour (23/05/2012,11h) : le choix du médiateur a bien été confirmé lors de l’audience de ce matin. C’est Jean-Pierre Mattéi qui a été désigné pour trouver un consensus entre les deux parties. Comme prévu aussi, l’accord sera noué dans la plus grande confidentialité. Autrement dit, si le mot “juif” disparaît des radars de Google, ce sera en catimini. Ce qui vaut mieux pour le géant américain, comme l’explique l’article ci-dessous.


Ça ne devrait pas traîner. L’affaire opposant quatre associations, dont SOS Racisme et l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), à Google, aboutirait à la recherche d’un médiateur. Le géant américain est mis en cause pour l’association automatique du mot “juif” à des requêtes concernant certaines personnalités françaises. Prévue ce jour, l’audience devrait donc tourner court : à la bataille juridique déjà fortement médiatisée, les deux parties préféreraient la recherche d’un accord. Hors projecteurs. Une sortie de crise confidentielle et préférable pour un contentieux boiteux, qui dépasse le seul cadre juridique.

Fantasme

En cause : le service “Google Suggest” ou ”saisie semie-automatique”. Mise en service en septembre 2008, cette fonctionnalité du moteur de recherche “prédit et affiche des requêtes basées sur les activités de recherche des autres internautes”, nous explique Google. En clair, lorsque vous tapez “chat mignon” dans google.fr, d’autres mots apparaissent au moment de votre saisie : “chat mignon et drôle”, “chat mignon à vendre”… Des mots correspondant à ceux déjà tapés avant vous, sur google.fr, par d’autres personnes intéressées par les chats.

Maintenant, tapez François Hollande, François Fillon ou Jean Dujardin. Très vite, les mots “est juif” s’agglutinent à votre recherche.

Inacceptable pour SOS Racisme, l’Union des étudiants juifs de France, J’Accuse – Action Internationale pour la justice, et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), qui ont assigné Google. “Google incite les internautes à orienter leurs recherches et alimente le fantasme selon lequel les juifs voudraient prendre le contrôle sur le monde” tonne Jonathan Hayoun, à la tête de l’UEJF, contacté par OWNI. L’avocat de SOS Racisme Patrick Klugman va même plus loin, dénonçant “la création de ce qui est probablement le plus grand fichier juif de l’histoire.” Fichier. Le mot est lâché. Et illustre déjà le scabreux du contentieux.

Si la petite phrase a fait son effet dans les médias, difficile en revanche de savoir si elle constitue le fondement de l’infraction visée. “Je ne pense pas que les conditions soient réunies pour justifier un fichier ethnique”, commente Cédric Manara, spécialiste des questions juridiques touchant à Internet, qui doute de la solidité de l’argument du fichage. Car mettre en cause Google sur ce volet revient aussi à accuser l’ensemble des moteurs de recherche. Or la loi informatique et libertés les a déjà sortis de son viseur. Si cette dernière interdit en France de collecter des données dites “sensibles”, telles que l’appartenance religieuse ou l’orientation sexuelle, son article 4 précise bien que les services qui effectuent des “copies temporaires” des données, “à seule fin de permettre à d’autres destinataires du service le meilleur accès possible aux informations transmises”, ne sont pas concernés par ces dispositions. En clair, les moteurs de recherche.

L’action des associations n’est pas loufoque pour autant. Si elles agitent le spectre du fichier ethnique d’un côté, elles demandent également au juge d’interdire à Google “d’associer le mot “juif” aux patronymes des personnes physiques figurant dans les requêtes des internautes.” Une requête qui semble plus recevable.

Bon vouloir

En Europe en effet, Google s’est souvent vu sommé de mettre un terme à la suggestion automatique de deux termes. Particulièrement en France. Le géant du web a ainsi été attaqué pour avoir associé certaines sociétés au mot “arnaque”. Ainsi le Centre national privé de formation à distance (CNFDI) ou Direct Energie. Des particuliers ont aussi rejoint le mouvement. Le fondateur de Skyrock a ainsi obtenu la suppression d’expressions liant son nom aux mots “viol”, “sataniste”, “prison” ou encore “violeur”, pour diffamation. Dans une autre affaire, c’est la conjonction du mot “gay” qui a posé problème : dans la mesure où la personne visée n’avait pas publiquement fait état de son homosexualité, la suggestion automatique de Google a été considérée comme attentatoire à la vie privée.

Pour chacun des cas, comme celui qui nous intéresse, Google a fait valoir le caractère “automatique” et “neutre” du service, plaidant que les résultats étaient “générés de manière totalement algorithmique, sur la base de critères purement objectifs correspondant notamment aux requêtes préalablement saisies par les internautes.” En d’autres termes, ils ne dépendent pas du bon vouloir de Google. Et ne mettent donc pas en cause sa responsabilité. Un argument répété mais pourtant rejeté par le juge.

Car contrairement à ce qu’il avance, Google ne se contente pas de “suggérer” en relayant les recherches d’internautes. Il opère un tri préalable. “Par un procédé qui pourrait s’apparenter à la modération a priori d’un forum de discussion”, explique le juge de l’affaire CNFDI vs Google, le géant californien décide d’exclure les contenus pornographiques, violents ou incitant à la haine. Une “intervention humaine” bien réelle, d’ailleurs mentionnée dans la notice de la fonctionnalité. Qui va jusqu’à exclure des termes pouvant aider l’internaute à atterrir sur des sites portant atteinte à des droits d’auteur. C’est dire si le tri est efficace. Et c’est là que le bât blesse : si Google opère une sélection a priori, excluant certains sujets potentiellement sulfureux, pourquoi ne le ferait-il pas pour d’autres ? Plus qu’un intermédiaire neutre, il se transforme ici en un véritable vecteur de pensée. Susceptible d’être orienté, sous la pression des lois des territoires dans lesquels il opère, ou sous la menace d’un procès. Adieu, donc, la prétendue neutralité.

Casser le miroir

Une situation qui se corse d’autant plus ici, explique Cédric Manara :

Jusqu’alors, Google s’était toujours confronté à des cas particuliers : un individu, une entreprise. Aujourd’hui, il s’agit de la demande d’un groupement d’intérêts.

La requête des associations a en effet une portée globale : elle vaut pour toute personnalité à laquelle le mot “juif” se verrait associer dans le moteur de recherche. Or le juge est attaché à la notion de proportionnalité : toute restriction aux moteurs de recherche doit être à la mesure du préjudice constaté. Car ils “sont des outils indispensables pour rendre effective la libre diffusion de la pensée et de l’information sur ce réseau mondial et décentralisé, dont la contribution à la valeur constitutionnellement et conventionnellement garantie de la liberté d’expression est devenue majeure”, rappelle la jurisprudence.

Certes, mettre un frein à Google Suggest n’empêche aucunement l’accès aux contenus indexés par le moteur de recherche. Il n’en entrave pas moins l’accès à un autre type d’information : ce que tapent les internautes dans Google. Réalité sur laquelle se fonde la fonctionnalité du moteur de recherche. Si “juif” remonte si rapidement dans les suggestions de google.fr, c’est que les Français recherchent en priorité cette information. “À supposer que Google ne ment pas sur le fonctionnement de Suggest, cela signifie qu’il y a un penchant français pour la recherche de la confession religieuse de personnalités”, explique Cédric Manara. Une tendance de fond forcément frappée du sceau du soupçon. Mais pour autant bien réelle. La question étant que faire ? Que faire de cet état de fait, possiblement lié à un vieux fond d’antisémitisme latent ? Le voiler pour espérer qu’il en meurt ? Ou s’en détourner en souhaitant qu’il s’évanouisse dans le flot d’autres recherches ? Éternelle tension entre liberté d’expression et ordre public. Entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cédric Manara résume : “supprimer la suggestion consisterait à casser le miroir.” “Pas sûr que ce soit une bonne chose.”

Reste à déterminer le préjudice : en quoi l’association de “juif” à un nom est-il en soi problématique ? Le terme ne saurait constituer une injure. Mais l’ôter de la suggestion automatique, c’est donc lui reconnaître d’emblée un potentiel problématique. Suffisamment important pour mener une action. Sans demander leur avis aux intéressés. Sans se préoccuper de la réalité de leur confession. Ou des contenus auxquels la requête peut renvoyer. Surtout, en présumant nécessairement de la malveillance de la recherche. La boîte de Pandore est ouverte : pourquoi alors ne pas exclure toutes les autres confessions ? “Barack Obama” est par exemple associé à “musulman” et non à “juif”. Et que dire des mots “noirs”, “arabes”, “gay”, “moche”, “gros”; bref, tout terme recouvrant une recherche possiblement polémique, probablement tendancieuse ? “Et pourquoi pas ‘anorexie’ ?” poursuit Cédric Manara, qui raconte qu’en Finlande, une association de lutte contre l’anorexie a profité du blocage du site The Pirate Bay par certains fournisseurs d’accès à Internet (FAI) pour exiger la même chose pour sa cause. Et de conclure :

La question est : où veut-on placer le curseur ?

Accord hors projecteurs

En ce sens, l’affaire Google Suggest dépasse bien la simple confrontation judiciaire. Et constitue un véritable cauchemar pour le juge. Fort heureusement pour lui, les deux parties devraient lui épargner ce supplice. La solution du médiateur lui serait préférée. Afin de “prendre le temps d’examiner, dans un cadre confidentiel, la solution technique qui nous convienne”, précise Patrick Klugman pour SOS Racisme, au téléphone avec OWNI. Également contactés, les avocats de Google sur cette affaire n’ont pas souhaité s’exprimer. Comme souvent.

“Vu leur historique judiciaire, il vaut mieux qu’ils ne passent pas devant le juge et qu’ils fassent profil bas”, estime de son côté Cédric Manara. Selon lui, Google ne peut prendre le risque d’un jugement public le forçant à faire disparaître un terme aussi générique que “juif”, susceptible de faire effet boule de neige ailleurs. Il y a le précédent Yahoo poursuit-il, une décision française qui a eu une répercussion mondiale.” A l’époque déjà, l’UEJF menait la barque en poursuivant Yahoo pour mise à disposition d’objets nazis sur l’une de ses plate-formes américaines, mais évidemment accessible en France. Une affaire hexagonale qui s’est poursuivie aux États-Unis. Et qui a fait plier Yahoo.

“Google va faire en sorte que ça ne se fasse pas. Car c’est la survie même de son service qui est en jeu”, ajoute Cédric Manara. Son cœur de métier, le mode de fonctionnement même de son moteur de recherche est ici attaqué. Autant alors opter pour une négociation discrète avec l’UEJF, “qui sait très bien ce qu’elle fait”, ajoute le juriste. L’association a fait de l’attaque des géants du web une spécialité, mise en avant sur son site. “Google devrait certainement accepter de restreindre la suggestion, mais uniquement en France, et dans la confidentialité”, projette Cédric Manara . Un scénario plus que probable, que confirme l’accusation, par la voix de Patrick Klugman.

Une conclusion rapide et favorable aux deux parties. Qui prive néanmoins la France d’un débat public. “C’est une question importante, qui risque d’être tranchée en dehors des tribunaux., regrette Cédric Manara. Alors même qu’on aurait besoin d’une boussole claire pour indiquer quoi faire.”


Illustrations CC FlickR Tangi Bertin, Creativity 103 et captures d’écran.

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