Lazarus saisit les doutes

Le 1 juin 2012

Lancé le 14 février dernier, le web documentaire Lazarus-Mirages n'en finit pas de séduire. Véritable éloge à la pensée sceptique, aux doutes, cet objet éditorial unique est un projet d'illusionniste(s). Objectif : déconstruire les croyances et superstitions qui nous entourent. Plongée au coeur de ce projet unique avec Patric Jean, producteur réalisateur à la folie toute construite. Salutaire pour l'époque.

Dès la séquence d’introduction sur le site de ce web-documentaire, Lazarus-Mirages, le doute s’impose. Comment prendre au sérieux ce personnage masqué parlant une langue aux accents d’Europe de l’Est qui nous annonce solennellement, sur fond de Beethoven :

Mon nom est Lazarus et je fais voeu de marcher vers la lumière. Que le doute nous libère et que la raison nous serve de guide.

La production du projet nous avait proposé une interview directement avec ledit Lazarus, que nous avons choisi de ne pas faire. Chacun sa place, nous préférons discuter avec le marionnettiste qu’avec sa créature.

Dans ce web-documentaire, la forme est tranchée, entière. Certains la trouveront omniprésente, effaçant le propos du documentaire. Pour Patric Jean, son producteur, cette esthétique si prégnante est en totale adéquation avec le sujet et le fond du propos.

L’idée était de jouer sur les codes opposés à ce que l’on voulait raconter. Si on parle de la raison, de la pensée sceptique, on devrait logiquement aller vers quelque chose de lumineux, de transparent, avec des gens qui parlent rationnellement. Je me suis dit que ce serait intéressant de faire le contraire, d’utiliser les codes du mystère, du bizarre, du complot.

Alors certes, la forme brouille le message mais surtout elle affirme “tout message est brouillé à partir du moment où vous ne l’avez pas vraiment contextualisé, analysé, décrypté. Tant que n’avez pas fait ce travail, un message, quel qu’il soit, considérez-le comme brouillé.”

Derrière son masque, son smoking, son nom improbable, derrière cette stylisation totale, c’est comme si ce personnage glissait à celui qui l’écoute : “Ne croyez pas ce que je vous raconte, mais ne croyez pas non plus ce que les autres vous racontent.” Tout en permettant à celui qu’il guide d’enchaîner les séquences académiques et les entretiens avec des scientifiques sur des dizaines de croyances plus ou moins ancrées. Au final, un web-documentaire très pédagogique qui ne dit pas son nom au premier abord.

Lazarus sème le doute...

Le doute est d’ailleurs tout autant présent dans la narration du projet que nous en fait Patric Jean que dans le projet final. Tout commence, semble-t-il, par un appel, reçu il y a près de quatre ans.

Je voudrais vous proposer de financer l’écriture d’un film sur la question de la pensée sceptique.

Le producteur, lui-même passionné par la thématique du (ou des) “faux”, est tout de suite piqué au vif par la proposition qui lui est faite. D’autant que son interlocuteur semble être un joueur. Il pose une condition unique au financement du projet : rester anonyme, quoiqu’il arrive.

Je me dis “pourquoi pas” mais au fil de la conversation, je comprends qu’il veut rester anonyme de moi aussi. Là, ça devient plus étonnant.

Dans un premier temps, les échanges se font donc par mail, histoire de tâter le terrain et d’appréhender le doute, de s’habituer la rétine et les neurones à l’oscurité qui entoure ce personnage-contact.

J’ai bien senti que ce n’était pas un fou, que c’était quelqu’un de très cultivé, très intelligent, qui avait la tête bien sur les épaules mais il y avait quand même ce truc très étonnant de ne pas vouloir me dévoiler son identité. Forcément cela me titillait mais je lui ai dit que je ne pouvais pas travailler comme ça, dans le vide, il était important que l’on puisse se voir, même s’il ne me donnait pas son nom.

Il a accepté que l’on se rencontre mais je ne pourrais pas connaître son identité et je ne pourrais pas voir son visage. On a donc eu une première rencontre dans un hôtel à Bruxelles, il avait un masque en plastique, très cheap, il s’est excusé.

Mais l’intérêt n’est peut-être pas dans cette partie de l’histoire. Comme le magicien attirant notre attention sur sa main gauche alors que tout se joue dans la droite, l’anonymat de cet étrange mécène n’est sans doute pas la réelle clé de compréhension du projet. Il permet surtout de créer un point de fixation et de bascule, déplaçant ainsi le regard documentaire que l’on pose habituellement sur les sujets traités. Astrologie, télépathie, différence garçons-filles, mais aussi des croyances plus sociales comme la démocratie ou le discours politique, l’horizon du décryptage est large et le questionnement peut se glisser partout.

L’idée c’est de voir comment on peut utiliser ces éléments-là pour parler d’une méthode, d’une grille de lecture, une grille d’analyse pour décrypter nos croyances, nos perceptions. C’est progressivement devenu une métaphore : si un présentateur de journal présentait le journal avec un masque et un nom bizarre (comme Lazarus) : personne ne le prendrait au sérieux. Or on voit son visage et on connaît son nom, et alors ?

Que sait-on des présentateurs du 20h ? Est-ce que l’on sait où ils ont fait leurs études, quels sont leurs réseaux, quels sont les gens qu’ils fréquentent, leurs opinions, leur orgine sociale, dans quel quartier ils vivent, la vision du monde qu’ils ont et toute la machine de production de l’information qu’il y a derrière ?

Contextualisons, donc. Issu d’une famille ouvrière, ayant suivi un cursus au Conservatoire Royal de Bruxelles avant d’étudier la philologie et de devenir professeur de français pour glisser ensuite vers des études de cinéma, Patric Jean construit là un raisonnement qui peut surprendre. Et de prime abord, avec notre propre conditionnement social, il résonne comme “complotiste”, non ? La réponse de Patric Jean.

Toute information est orientée volontairement ou involontairement. Mais quand c’est orienté de manière volontaire, c’est moins dangereux parce que c’est visible. Penser que l’on puisse produire une information, quelle qu’elle soit, sans qu’elle ne vienne d’un point de vue particulier, c’est ça le piège.

La presse n’est pas faite par des comploteurs, la plupart des journalistes ont vraiment envie d’informer mais ils sont néanmoins pris dans un système social, ils appartiennent à des groupes sociaux et ne regardent donc pas le monde de la même manière selon qu’ils soient hommes ou femmes, que leur orgine soit ouvrière ou qu’ils soient nés à Neuilly.

Simplement être conscient de ça, c’est se libérer d’un certain nombre de choses et c’est ce qui permet la pluralité en démocratie : être conscient du fonctionnement du système.

Plongeons dans la brèche et déroulons la pelote du raisonnement du producteur de Lazarus-Mirages, au premier degré. Cela voudrait donc dire que lorsque l’on lit un article, notre troisième œil est braqué en permanence sur google+wikipedia pour analyser-décrypter-questionner l’auteur et ses propos. Décidément, le doute est le leitmotiv de cette interview et il rebondit sur chaque idée posée.

Non, bien sûr. Ce que l’on invite à faire, c’est à suspendre la raison. On n’est pas obligé d’avoir un avis sur tout. On peut recevoir une information et se dire : “je la prends, ça a l’air sérieux, ça a l’air bien pensé, mais ce n’est pas forcément totalement solide”.

Par exemple sur le nucléaire, tout le monde a une opinion, le gens sont pour ou contre. Ce serait intéressant que dans la population il y ait des gens qui soient capables de dire “Je ne sais pas, je n’ai pas suffisamment d’éléments pour trancher et donc il serait utile que les médias, notamment ceux du service public, me donnent plus d’éléments pour trancher. Pas pour essayer de “me convaincre de”, juste des éléments qui parfois vont être contradictoires mais qui vont nourrir ma propre réflexion sur un tel sujet”.

Lazarus inviterait donc à appliquer un agnosticisme généralisé ?

D’une certaine manière oui. Apprendre à (se) dire à certains moments “Je ne sais pas”, ce n’est pas à la mode du tout. La télévision est remplie de gens qui s’expriment sur tous les sujets en tant qu’experts. Ils peuvent te parler d’éducation, de la guerre du Golfe ou de n’importe quoi.

On est à une époque où on peut croire que l’on a une expertise parce que l’on a lu un paragraphe sur un sujet et qu’on y a réfléchi 15 secondes. Or le monde est complexe et ce dont on a besoin c’est de complexité.

Le décorum déployé par Patric Jean et son équipe (35 à 40 personnes pour près de huit mois de production) est efficace : il marque et fait réagir. Le masque fait penser à celui de Guy Fawkes (repris par les Anonymous) ?

C’est un mélange de deux masques de commedia dell’arte créé par une graphiste, répond le producteur. La référence au masque de Vendetta ne nous pose aucun problème, tout comme celle aux mouvements Anonymous, au contraire, mais cette ressemblance n’était pas notre intention.

Le pseudo-russe sonne un peu comme du Nadsat sans avoir été soigneusement pensé par Anthony Burgess ? La raison est plus simple.

Il fallait masquer la voix de la personne. On avait essayé différentes méthodes pour la masquer, la truquer, mais ça ne marchait pas bien. Un réalisateur 3D, qui avait une petite amie roumaine, a dit “si il parlait une autre langue ?” On s’est dit pourquoi pas et on a choisi une langue d’Europe de l’Est justement pour évoquer ce côté mystérieux, la magie, on voit des choses mais ce n’est pas ce que l’on voit…

Dans la forme, Lazarus semble se prendre au sérieux mais, pour l’appréhender, il faut donc une bonne dose de second degré et ne pas hésiter à le plonger dans un bain de doutes. Le décalage fait partie de la démarche. Il se joue des symboles autant que des croyances, à chacun de le(s) décrypter.

Le sujet est difficile donc on a volontairement cherché une forme ludique. Dans l’esthétique mais aussi à l’intérieur des modules avec des jeux, des choix laissés à l’internaute, des formats courts, un univers fort.

Le projet ne laisse pas neutre. Il agace, énerve ou au contraire fait sourire voire fascine. Il questionne et en matière d’échanges et de débats, le web est un média taillé pour ce type d’expériences. Cela a permis un vrai travail de pédagogie autour de cette démarche documentaire, pour l’expliquer, aider à comprendre son formalisme.

Plus on expliquait le pourquoi du comment, plus on voyait des internautes expliquer à d’autres internautes qui se questionnaient eux aussi, sur Facebook ou des forums, le pourquoi de cette forme et le lien que cela entretenait avec le fond et plus les échanges étaient passionnants.

De la pédagogie pour dépasser cette forme si présente car le propos va bien plus loin que cette façade, des scientifiques, des zététiciens, des penseurs interviennent tout au long des modules et sur la chaîne DailyMotion de Lazarus.

Pour compléter le dispositif, deux documentaires seront bientôt diffusés par la RTBF puis par France Télévisions. L’un évoque des miracles religieux et l’autre les pseudos pouvoirs de l’esprit (radiésthésie, sourciers, marche sur le feu…) toujours avec ce but de mettre à jour une grille d’analyse et de décryptage.

Pour la diffusion, le parti pris par la RTBF est aussi innovant : successivement les 14 et 21 juin, chaque documentaire d’une heure sera diffusé à 20h exclusivement sur le site de la chaîne et accompagné d’un tchat avec un scientifique et Lazarus (himself !). Puis le film sera diffusé à 21h sur l’antenne hertzienne de la RTBF. Double ration pour les rationnalistes.

On pourrait être tenté de dire que les propos de Lazarus laissent parfois sceptiques mais c’est sans doute son but. Les démonstrations sur les croyances mystiques sont efficaces, choisir d’analyser également nos croyances sociales est un angle intéressant même si certains chiffres cités dans quelques modules (comme la démocratie par exemple) mériteraient d’être sourcés pour étayer la démonstration et ne pas rester uniquement dans cette atmosphère mystérieuse, passer plus rapidement dans ce concret que ce matérialiste défend.

Après une heure d’échanges avec le producteur du projet, on ne sait toujours pas réellement qui est Lazarus. Patric Jean qualifie ainsi :

Un rationaliste progressiste un peu anarchiste, libre-penseur. Il se dit inspiré par les Lumières. Il défend des valeurs d’égalité, de fraternité. Vu qu’il défend une pensée sceptique humaniste, il exprime de la sympathie pour différents combats: homosexuels, femmes, indignés, anonymes… Évidemment, il insiste en permanence sur un positionnement philosophique matérialiste et à ce titre défend la méthode scientifique dans tous les champs de connaissance.

Lazarus, si l’on dépasse le premier degré, est peut-être, finalement, à la fois clown et magicien. Clown car il ridiculise, retourne, détourne et parasite certaines de nos certitudes (chacun les siennes) et que sans doute, derrière son masque, il s’en amuse. Magicien car il en utilise les codes (sa canne est une réelle canne de magicien) et qu’il joue, au fil des modules, avec ceux qui le regardent comme le magicien nous demandant de choisir une carte. C’est étrange, obscur, on ne saisit pas bien le but au départ, pas toujours plus à l’arrivée mais Lazarus-Mirages est un projet entier et orginial. Et ce personnage masqué mérite que l’on s’assoie confortablement dans le doute pour suivre quelques-uns de ses raisonnements.


Photos et vidéos via Lazarus Mirages, tous droits réservés.

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